Technopolis
Par Marie Pons
Les Trois Coups
Invité par Rodrigo García à créer une pièce sur mesure pour Montpellier Danse, Luis Garay détonne en sculptant un monde postapocalyptique où l’être humain est réduit à l’état d’esclave empêtré dans la technologie. Fascinant.
Entrer dans cette pièce est une expérience ahurissante. On pénètre par le fond de scène inondé, en sautant sur des dalles de fortune. Le paysage qui se déploie sur le plateau pourrait se situer juste après un crash d’avion ou la chute d’une météorite. C’est une jungle technologique vénéneuse, une forêt de câbles électriques, d’ordinateurs empilés érigés en totems, d’arbres morts s’élevant depuis les entrailles de machines désossées. Jusque dans les gradins, où plusieurs rangs ont valdingué, plantés à la verticale, jonchés de souches immenses et de sacs plastiques échoués. Le jeune chorégraphe colombien, encore méconnu en Europe, nous invite à éprouver la scénographie d’un monde déliquescent dont nous sommes les témoins.
Au sein du capharnaüm monstrueux qui mêle éléments naturels – argile, bois flotté, pierres – et objets du xxie siècle, quelques êtres humains, isolés dans l’hébétude d’une tâche sans fin et sans but, sont absorbés par des écrans, semblable à des trous noirs qui dévient et drainent à eux toute l’énergie qui leur reste. Plongée saisissante au cœur d’un futur peut-être pas si lointain, où la machine exerce un pouvoir de fascination et de contrôle sur l’homme, qui devient une sorte de robot exécutant des gestes simples : taper sur un clavier, faire défiler d’un pouce ou d’un orteil des images sur un smartphone. Certains entretiennent une relation sensuelle voire fétichiste avec leurs appareils, léchant allègrement les écrans, vautrés sur les machines. D’autres sont totalement emprisonnés, à l’instar d’une jeune fille, comme crucifiée, se débattant sur le sol, un portable en guise de bâillon dans la bouche.
Apocalypse now
Tous les corps sont ici encastrés, empêchés, menacés (un homme nu, couvert de téléphones en guise de talismans, est étendu sous un énorme rocher retenu par des cordes), presque morcelés, exposés dans des positions inconfortables et acrobatiques. Souvent à demi-enfoui dans le décor, chaque danseur conserve une infime partie de son corps libre (la pointe des cheveux, une langue, un index), dédiée tout entière à continuer à communiquer, à demeurer connecté. La pièce se tisse de ces microchorégraphies aux infinitésimales variations, qui s’apprécient au gré de l’exploration de cette scénographie impressionnante.
Le jeu de lumières changeant, instable, compose chaque action comme une vignette découpée – un acteur fait des claquettes, un clavier scotché sous chaque pied, suant à grosses gouttes et martelant le sol d’un cliquetis implacable – ou éclaire le tableau d’ensemble. La bande sonore grésille de nappes superposées, où surnage une conversation en espagnol et une mélodie électro-pop égrainant un refrain qui reste en tête comme un poison : « Please take me away from here », « Sortez-moi d’ici s’il vous plaît ».
On erre dans cette installation-performance qui grouille et fourmille de détails, car durant les cinquante minutes de la pièce, notre liberté de spectateurs est totale : qui regarder, d’où et pendant combien de temps, s’assoir et adopter une position frontale ou déambuler au cœur de l’action, tout est possible et tout choix nous incombe. La scène dans son ensemble observée depuis les gradins offre une splendide mise en abyme : le public ébahi se frayant un chemin parmi cette faune dégénérée dégaine à son tour pour capturer des images. L’esclavage a, comme en miroir, déjà commencé.
Luis Garay éblouit par son sens de la mise en scène, sa capacité de nous placer face à nous-mêmes avec cette pièce qui grince dans l’air du temps. Un noir tombe l’espace d’un flash, signal pour certains que le moment semble venu d’applaudir. Mais le paysage n’en finit pas de s’activer pour autant, la bande-son continue de se dérouler et les interprètes sortent un à un de leur condition de naufragés avec torpeur, le corps engourdi par l’exercice. On demeure interloqué par ce qu’il vient de se passer, et l’on repart l’œil rivé sur les restes ardents de ce territoire dévasté. ¶
Marie Pons
Cocooning, de Luis Garay
Conception, mise en scène : Luis Garay
Avec les comédiens d’Humain trop humain & Co : Gonzalo Cunill, Nuria Lloansi, Juan Navarro
Avec la participation de : Étienne Abadie, Julie Baffier, Pauline Brun, Lise Boucon, Louise Bovet, Benjamin Cabello, Antoine Dubois‑Mercé, Arthur Eskenazi, Guilhem Flameng, Daniel Gonzalez, Kevin Hoffmann, Maina Ledantec, Jules Loupy, Cauen Martins, Calixto Neto, Marie‑Laure De Noray, Patricio Nusshold, Marie‑Ange Patrice, Paula Pi, Lucas Plissot, Jean Schabel, Éric Scialo, Eddie Terryn, Rebecca Truffot, Louise Vincent et Marie
Lumières : Martine André
Son : Daniel Romero
Costumes : Marie Delphin
Production déléguée : Humain trop humain -C.D.N. Montpellier
Théâtre La Vignette • avenue du Val-de-Montferrand • 34199 Montpellier
Site : www.montpellierdanse.com
Lundi 6 et mardi 7 juillet 2015 à 18 heures
Durée : 50 minutes
20 € | 16 € | 14 €