« Cœur poumon, Daniela Labbé Cabrera, théâtre de la Tempête, Cartoucherie, Paris

Coeur-poumon-Daniela-Labbé-Cabrera-©-Fr-anck-Frappa

« Dans le faisceau de nos frontales »

Par Florence Douroux
Les Trois Coups

Comment évoquer, au théâtre, la réalité d’un service de réanimation cardiaque pédiatrique ? Éviter le choc frontal de la brutalité du propos tout en aiguisant son récit ? Daniela Labbé Cabrera, entourée d’une merveilleuse équipe, a réussi cette prouesse : « Cœur poumon » est un spectacle pudique et délicat qui ne ménage aucune vérité.

Quatre ans après l’opération à cœur ouvert de son nouveau-né, Mona revient dans le service qui a sauvé son fils. Avant de monter « là-haut », elle reconnait une infirmière et l’approche. « Je me suis demandée, durant toutes ces années, comment vous vivez votre métier (…). Cet accompagnement, vous le vivez comment ? ». La réponse est directe : « c’est la guerre ». À la façon dont les deux femmes se parlent, se regardent, avec tant de gravité et d’intensité, on a compris. Ici, on ira dans les sphères les plus profondes de l’humain, et ce sera sans scories.

Coeur-poumon-Daniela-Labbé-Cabrera © Franck-Frappa
© Franck Frappa

Daniela Labbé Cabrera sait de quoi elle parle : elle a vécu, avec son enfant, cette immersion dans un service de réanimation cardiaque pédiatrique. À partir des traces du réel, des souvenirs, d’une enquête minutieusement menée dans le monde médical, elle imagine le retour d’une mère vers ce « là-haut », cet autre monde, loin de nous et loin de tout, consacré à un essentiel vertigineux : le souffle d’un enfant. Sa Mona est en quête. Vouloir accéder à une autre compréhension, bien après l’épreuve, l’idée est belle. Elle transcende.

L’auteure donne des angles de vue différents, celui des soignants et celui des parents, ouvrant ainsi de larges portes : le propos, qui se balade dans le passé et le présent, n’est pas limité à l’évocation d’une douleur, assaisonnée d’explications de protocoles de soin et de techniques chirurgicales. C’est un tout qui est montré, la globalité des vérités de chacun dans un espace-temps délimité. Une croisée des chemins et des destins : le chirurgien prépare une conférence, l’infirmière explique ses journées de douze heures et sa peur de l’erreur ; Mona et son mari s’inquiètent de leur logement ; Grand-mère apporte un doudou lavé à 90 degrés. Le spectacle leur donne voix, à tous, petite humanité réunie, menant sa vie, et s’affairant, chacun son rôle, autour du berceau. Une vision plurielle à la fois panoramique et intimiste, justement équilibrée.

Entre réalisme et onirisme

Rien de réaliste dans ce lieu, où tout, pourtant, sonne vrai. La scénographie figure parfaitement cet espace entre mental et réel, niché dans la mémoire de Mona. Daniela Labbé Cabrera et Sallahdyn Khatir ont travaillé sur la transparence et la fluidité. Tout est donc là, sous nos yeux. Le regard embrasse chaque espace stratégique de cet univers : bureau des infirmières d’un côté, berceau-couveuse de l’autre, suspendu à ses tuyaux colorés et isolé par un sas de quatre vitres de verres ; au milieu, le salon des parents, lieu de vie pendant le séjour de l’enfant dans le service.

Coeur-poumon-Daniela-Labbé-Cabrera-©-Fr-anck-Frappa
© Franck Frappa

Sons et matière s’articulent dans la plus grande douceur. Les charriots portant le matériel médical sont quasi silencieux, et seul le très léger bruit des machines et respirateurs vibrent dans cette ambiance feutrée. On entre ici dans le Saint des saints, cet endroit des « limbes », explique Daniela Labbé Cabrera, où l’on flotte entre la vie et la mort. Et c’est magnifique.

Dans cette atmosphère presque ouatée, les comédiens évoluent sur un fil très précis. Ils apparaissent comme on glisse doucement, jouent comme on se parle. Comme on chuchoterait parfois dans une chapelle. Rien de trop contenu pourtant : c’est une haute-voltige, d’où débordent quelques rares échappées, comme des déflagrations émotionnelles. De toute évidence, cette équipe vibre à l’unisson dans une même intensité. Hugues Dangréaux, Bastien Ehouzan, Julie Lesgages et Anne-Élodie Sorlin sont étonnants de vérité. Outre son talent de pianiste, la benjamine Marie Rahola affirme, en douceur, une présence sincère et un jeu sobre de grande élégance.

À cœur ouvert

Le spectacle s’offre à nous comme une opération à cœur ouvert, « cœur poumon » étant d’ailleurs le nom de la machine qui remplace le cœur et le poumon pendant l’intervention. On ouvre, on découvre, on observe. Et on répare. Car c’est bien un lieu de réparation qui est présenté. Toutes ces strates allégoriques vers le berceau, ces seuils pour arriver à lui, ces rituels de soin aux multiples précautions, sont comme la progression des mains du chirurgien vers le cœur de l’enfant.

© Franck Frappa

Et cette opération, on y arrive. Tout se prépare lentement, avec minutie, dans une lumière entièrement bleutée presque irréelle. Comme un songe. Pourtant, là encore, le propos est aiguisé comme le bistouri qui vient. La porte pivote, de plus en plus vite, dans un bruit de souffle suggérant celui des valves du cœur. Puis elle se fixe, scindant en deux une ouverture vers le rouge sang : le cœur. On entre, avec eux cinq, dans un cérémonial qui espère la vie, enveloppé de la musique de Bach. Quelque chose de sacré se tient là, l’évocation en est superbe.

« Je peux vous livrer ce que mes yeux ont vu », dira plus tard le professeur à Mona venue le questionner sur l’opération : « À chaque fois que je redécouvre cette architecture polychrome, je me sens comme un spéléologue révélant dans le faisceau de nos frontales, des reflets magnifiques, faisant scintiller, là où aucune lumière n’avait jamais pénétré, une beauté qui n’était pas destinée à être vue ».

Et nous, ici, nous retenons notre souffle. 🔴

Florence Douroux


Cœur poumon, de Daniela Labbé Cabrera

Collectif I am a bird now
Texte et mise en scène : Daniela Labbé Cabrera
Avec : Hugues Dangréaux, Bastien Ehouzan, Julie Lesgages, Marie Rahola,
Anne-Élodie Sorlin
Dramaturgie : Youness Anzane
Assistanat à la mise en scène : Léa Casadamont
Scénographie, construction : Sallahdyn Khatir
Vidéo : Franck Frappa
Lumières : Jérémie Papin
Costumes : Élise Le Du
Son, musique : Julien Fezans
Collaboration artistique : Youness Anzane, Constance Arizzoli, Dr Fanny Bajolle, Kevin Le Berre, Dr Claudio Zamorano
Accessoires : Léa Casadamont, Daniela Labbé Cabrera
Régie générale : Ladislas Rouge
Travail corporel : Cécile Robin-Prévallée
Durée : 1 h 45

Théâtre de la Tempête • Cartoucherie, route du Champs de Manoeuvre • 75012 Paris
Du 4 au 25 novembre 2023, du mardi au samedi à 20 h 30, dimanche à 16 h 30
De 8 € à 24 €, de 8 € à 14 € le mercredi
Réservations : 01 43 28 36 ou en ligne

Tournée ici :
• Le 23 janvier 2024, Espace culturel Boris Vian, Les Ulis (91940)
• Le 8 février 2024, Théâtre Jean Lurçat, Scène nationale d’Aubusson (23200)

À découvrir sur Les Trois Coups :
Réparer les vivants, d’après Maylis de Kerangal, mes d’Emmanuel Noblet, par Léna Martinelli
Réparer les vivants, mes de Sylvain Maurice, par Trina  Mounier

À propos de l'auteur

Une réponse

  1. Nous sortons de « Cœur poumon », spectacle sans l’ombre d’une émotion qui est l’oxygène du théâtre. L’émotion requiert une crédibilité qui n’existe pas dans cette simple situation pourvu d’un remplissage indigent.
    Tout cela est bien désolant, étant donné la qualité historique de la cartoucherie.

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