Un peu raide
Par Maud Sérusclat-Natale
Les Trois Coups
Ce soir, c’était le dernier soir. Dans la cour d’honneur du palais des Papes, Les Têtes raides sont venus chanter les poètes et rappeler aux spectateurs que le langage est une arme précieuse et insaisissable. Sur le papier, tout était réuni pour que je passe une soirée exaltante.
Avant que cela ne commence, un film léger mais sérieux présente au public la colère des intermittents et l’injustice de la réforme qu’on leur impose. Puis, ils sont venus une dernière fois, nombreux et silencieux, recueillir nos applaudissements. Longuement, fièrement, ils sont restés debout devant nous le poing levé et les yeux brillants. C’était beau. J’étais loin de me douter que ça allait être le moment le plus intense de ma soirée.
Les klaxons d’une bande-son résonnent, les instruments attendent et le public trépigne quand Christian Olivier, à la tête du groupe depuis 1989, entre enfin, s’assied et ouvre son livre. Sa voix profondément ténébreuse et troublante fait vibrer les cœurs impatients et livre sans chanter, presque brutalement, le premier texte. « Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux, quand ils me regardent, vomissent. Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte de pus jaunâtre… » Ces mots qui rugissent du poème des Chants de Maldoror de Lautréamont ont donc été choisis pour nous mettre dans l’ambiance, au cœur du « corps de mots ». Soit. Il s’agirait « d’un pacte à passer » d’après Christian Olivier, cap que je n’ai malheureusement pas réussi à franchir dans ce contexte.
Tandis que les sept talentueux musiciens du groupe composent magistralement avec la violence des mots et la rage monotone de celui qui les déclame, d’autres poètes surgissent, Prévert, Genet, Dubillard ou Dattas et semblent donner la réplique à la clarinette, limpide et suave. Mais je demeure au milieu des ténèbres, qui peu à peu noient mes yeux et obscurcissent mes oreilles. J’ai envie d’écouter la musique, les cordes, le trombone, l’accordéon, le picolo, la flûte à bec. Mais j’aimerais que le texte se taise. Paradoxe bien inconfortable quand je suis censée me délecter de ces poèmes que pourtant j’aime, et que Les Têtes raides se proposaient de partager avec nous pour clore, comme il se doit, cette 68e édition du Festival. Un comble, ou un fiasco.
Même si l’on comprend aisément que Christian Olivier ait porté ses choix sur les textes qu’il nous a présentés, même si leur qualité poétique est incontestable et parfois sublime, même si les musiciens qui composent ce groupe que j’aime ont un talent indéniable, je suis totalement passée à côté de ce travail. On se lasse de cette lecture musicale noire, qui ne parvient pas à s’élever et qui s’étouffe dans ce qu’elle prétend féconder. Quelle déception que cette soirée ! Ce n’est que lorsque Christian Olivier se lève pour chanter « Love Me Tender » d’Elvis Presley que je reprends des couleurs et ébauche un sourire, retrouvant du même coup l’humour décalé du groupe. « Ginette », leur traditionnel titre revisité, viendra me redonner vie à la fin du concert. Ouf !
Je m’interroge enfin sur ce choix de programmation. Pourquoi choisir Corps de mots, spectacle créé pour la première fois en 2012, qui ne pouvait donc pas réserver de franche surprise, si ce n’est le fait que la tant attendue Jeanne Moreau a manqué à la fête ce soir, pour clore le Festival ? Surtout quand on sait que les derniers mots qui seront lus nous proclament tous, à travers la voix du poète bien sûr, « ensevelis sous la rage de l’oubli », en proie à l’abîme de la dépression ou à la tentation du suicide « comme seule preuve de la liberté humaine » ou encore « destinés à n’éprouver la beauté que comme un manque » ? Quelle triste fin pour un si grand festival. ¶
Maud Sérusclat-Natale
Corps de mots, des Têtes raides
Textes : Guillaume Apollinaire, Antonin Artaud, Stig Dagerman, Lydie Dattas, Robert Desnos, Roland Dubillard, Jean Genet, Lautréamont, Christian Olivier, Raymond Queneau, Arthur Rimbaud, Philippe Soupault, Marina Tsvetaieva
Avec : Serge Bégout, Anne-Gaëlle Bisquay, Éric Delbouy, Pierre Gauthé, Christian Olivier, Antoine Pozzo Di Borgo, Jeanne Robert, Grégoire Simon
Photo : © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
Festival d’Avignon
04 90 14 14 14
Cour d’honneur du palais des Papes à 23 heures
http://www.festival-avignon.com/fr/spectacles/2014/corps-de-mots
http://www.pearltrees.com/festivaldavignon/corps-raides-jeanne-moreau/id10946864
38 € à 10 €