Hyper moderne solitude
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Le Collectif MxM, impulsé en 2000 par le metteur en scène Cyril Teste, poursuit ses recherches autour des écritures théâtrales contemporaines. Après le monde du travail (dans « Nobody »), la famille et ses secrets (dans « Festen »), il questionne aujourd’hui l’intime (dans « Ctrl-X »). À travers les outils de l’hyperconnexion, trois acteurs se mettent en scène et jouent une relation au monde dense et dissipée. Vertigineux !
Ida va mal. La nuit, devant la baie vitrée de son appartement et face à l’écran, la jeune femme erre sur la toile de son existence. Autour d’elle gravitent la sœur, l’amant, l’aimé, autant de présences aux corps absents. Existent-ils vraiment ? Sont-ils le fruit de ses fantasmes ?
Très réaliste (jusqu’au rideau qui bouge au gré du vent), la chambre où évolue Ida offre une vue saisissante sur les tours du 15ème arrondissement de Paris. Simple, le décor montre autant l’extérieur que l’intérieur : le vide prodigieux, rempli par des messages écrits, échangés. Principal écran, cette baie vitrée reflète alors le mental de la jeune femme. Dans cet univers clos, où le réel et le virtuel se confondent, les projections abondent. Tourbillon.
Les innombrables fenêtres ouvertes sur son ordinateur constituent de précieux indices sur la vie privée d’Ida. Et c’est le chaos. Appels téléphoniques, SMS, mails, pop-up, flash et flux tracent son errance numérique et affective. Le texte de Pauline Peyrade épouse et sert ce principe d’éclatement technologique en restituant la multitude des messages.
Entre intimité et désincarnation
Divagation ? Ida navigue sur l’interface d’une intimité fragmentée, d’une réalité démultipliée. Le monde vient à elle, mais elle ne va plus au monde. Voyage immobile. D’ailleurs, dans ses messages, des publicités incitent à consommer à domicile, à vivre par procuration. C’est peut-être pour cela – la déconnexion de la réalité – qu’elle est tombée amoureuse d’un photographe de guerre, spécialiste de la Syrie qui, lui, connaît concrètement la souffrance et la peur. De ce chaos, des bribes d’images nous parviennent aussi, avec un témoignage touchant, qui est l’un des plus beaux passages textuels.
Aucune relation physique n’a donc lieu entre les personnages, pas même avec Pierre, le seul à pénétrer dans la chambre. Le corps des deux comédiens se frôlent. Les regards s’échangent par écrans interposés. Basta ! Tout comme avec les deux autres personnages, au micro dans les coulisses : des mots, rien que des mots, avec un amant sans visage, toujours de dos. « Dans cet environnement digital qui l’entoure, Ida écrit peu à peu son isolement, son incapacité à trouver du corps autrement que par les images et les textos qui l’obsèdent », explique Cyril Teste qui réalise une mise en scène efficace. La déréalisation fait son œuvre.
Poétique sensible
Une fois de plus, le Collectif MxM saisit le temps à vif, dans ce troisième volet d’un cycle consacré au politique. Son langage multimédia rencontre parfaitement l’écriture augmentée de Pauline Peyrade. Ensemble, ils mettent en forme une réalité disloquée dans un environnement immatériel, où se mêlent nouvelles technologies et sons électroniques. C’est passionnant.
Ingénieux, le dispositif implique des caméras en direct, des zones de tournage backstage et un travail pointu en régie. Les mouvements d’images (en direct ou préenregistrées) sont liés à ceux de l’actrice. Kinect, iPhone, iPad sont autant d’outils qui permettent d’obtenir une parfaite synchronicité entre le jeu et les événements vidéographiques. En dévoilant la fabrique de l’illusion, cette partition scénique de l’ici et maintenant aiguise nos perceptions, car le comédien est toujours placé en son cœur, comme l’humain qu’il s’agit ici de remettre au centre.
Par ailleurs, en reproduisant l’esthétique vidéo de la webcam, on entre de plain-pied dans la paranoïa. Le format du spectacle est court (à peine une heure), resserré, comme le rythme accéléré de nos vies modernes. On passe subrepticement de l’ennui à l’hystérie, puis à la passivité. C’est d’autant plus vertigineux que le travail de spatialisation renforce les effets. Victime de « harcèlement numérique », Ida présente des symptômes bien plus profonds qu’une « simple » déprime. Elle révèle la folie de notre monde. Pire qu’une dépression !
Comble du paradoxe : les hommes sont hyperconnectés, mais confrontés à la plus pesante des solitudes ! Ctrl-X montre remarquablement comment le système dans lequel nous vivons structure peu à peu nos relations. Si tant d’individus souffrent, c’est aussi en grande partie parce que la société des hommes va mal. Alors, plutôt que se jeter par la fenêtre, si nous résistions à ces dérives, à cette déshumanisation progressive qui annihile, en chacun de nous, la faculté d’échange avec l’autre et le désir d’ouverture sur le monde ? Pour aller mieux. ¶
Léna Martinelli
Ctrl-X, de Pauline Peyrade
Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs.
Mise en scène : Cyril Teste assisté de Marion Pellissier
Avec : Adrien Guiraud, Agathe Hazard-Raboud, Laureline Le Bris-Cep
Scénographie : Collectif MxM
Création lumière : Mehdi Toutain-Lopez
Régie lumière et régie générale : Laurent Bénard
Création vidéo : Patrick Laffont et Nicolas Doremus
Musique originale : Nihil Bordures
Construction décor : Artom Atelier
Interprétation en live : Nihil Bordures ou Jérôme Castel
Durée : 50 min
Photo © Samuel Rubio
Le Monfort théâtre • La cabane • 106, rue Brancion • 75015 Paris
Réservations : 01 56 08 33 88
Du 9 au 20 janvier 2018, à 19 h 30
De 8 € à 25 €
Tournée :
– les 24 et 25 janvier 2018, au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines
– les 13 et 14 février 2018, au Merlan, scène nationale de Marseille
– les 12 et 13 avril 2018, au Grand Bleu, scène conventionnée de Lille