« Nobody », de Cyril Teste, d’après Falk Richter, Centquatre à Paris

Nobody © Simon Gosselin

« Euthanasie humaine »

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Cyril Teste a recomposé l’œuvre politique de Falk Richter pour écrire un scénario inédit sur les dérives managériales et la déshumanisation au travail. Un spectacle original et décapant à voir absolument !

Après un succès au Printemps des comédiens à Montpellier et récemment au Monfort à Paris, Nobody du Collectif MxM continue sa route, dont le Centquatre, dans le cadre du Festival Temps d’images # 1.

Sous le grand écran qui occupe la moitié de la scène, une grande baie vitrée. Derrière cette façade de bureaux, une dizaine d’employés évoluent dans un open space. À la Défense ou à Manhattan ? C’est du pareil au même. Jean Personne est consultant en restructuration d’entreprises. Soumis aux lois du benchmarking, lui et ses collègues notent, évaluent des salariés, qu’ils soient à l’autre bout du monde ou de l’autre côté du couloir. Ils mesurent la rentabilité productive, repositionnent, réorientent, fluidifient, optimisent les ressources. Autrement dit, ils dégraissent. Bref, ils licencient.

En effet, dans le système actuel, toute organisation, pour rester efficace, doit viser l’excellence dans son domaine, y compris dans les ressources humaines. Le benchmarking est donc un outil, parmi d’autres, pour se positionner par rapport à la concurrence. Et cela passe par des indicateurs de performance qui déterminent les meilleurs gains d’efficacité et les synergies possibles. Or, cette technique de management est source de grande souffrance. Voilà des ressources humaines qui achèvent de déshumaniser le monde de l’entreprise, de détruire les individus ! Ni plus, ni moins. « Une euthanasie humaine », comme le qualifie l’auteur.

Nobody est un titre percutant pour plusieurs raisons. D’abord, l’individu, ici, n’est en rapport avec ses semblables que par l’intermédiaire des objets (téléphone, ordinateurs, prothèses électroniques). Sinon, de façon brutale, comme si ces supposés experts étaient totalement novices en relations humaines. Ensuite, Jean ne sera jamais quelqu’un. Pion d’un jeu dont il n’a pas le contrôle, à la fois acteur de l’éviction des autres et de sa déchéance, il accepte de faire le vide autour de lui, car, pour vivre dans ce système qui vise à rationaliser les existences, la victime doit devenir bourreau. Même si tout bascule le jour où il doit licencier son propre collègue, Jean se questionne, perd pied et s’enfonce dans une torpeur où s’abattent ses peurs et les réminiscences de sa vie privée. Mais il finit par évacuer toute moralité, tout sentiment.

Diagnostic accablant

Cyril Teste fait un état des lieux. Clinique. Il expose, sous des néons blafards, ces spécimens dans leur cage de verre et nous laisse observer leurs comportements. La tension est à son comble. C’est glaçant, anxiogène. Pourtant, on rit. La mise en scène, virtuose, et l’interprétation, remarquable, font bien ressortir l’absurdité du système, le cynisme des personnages. Les situations sont traitées de manière très concrète, mais pas toujours réaliste. Entre tâches quotidiennes et étreintes furtives, les échappées fantasmagoriques et les répliques cinglantes apportent des respirations bienvenues.

Le metteur en scène-réalisateur connaît parfaitement l’écriture au scalpel du dramaturge allemand Falk Richter, dont il a su explorer toute la noirceur poétique. Il pose un regard lucide, non dénué d’humour. Outre le montage particulièrement réussi des textes, son dispositif renforce toutefois la violence de ce système qui agit dans la sphère intime, s’infiltre jusque dans nos cellules. Les recherches, menées par Cyril Teste et le collectif MxM sur la grammaire commune du théâtre et de l’image, aboutissent à une forme originale injectée par les nouvelles technologies : une « performance filmique », fascinant objet artistique où s’écrivent deux histoires parallèles, où se confrontent les temporalités théâtrales et cinématographiques, où le sens s’enrichit de la multiplication des points de vue.

Ici, la performance est effectivement filmée et montée en direct, entrecoupée de séquences enregistrées qui permettent de voir également ce qui se passe dans les coulisses : bruits de couloir, confidences assassines dans l’ascenseur, scènes de sexe dans les toilettes… La caméra nous montre tout. La quasi-totalité du spectacle scénique est aussi visible à l’écran, avec plans larges et rapprochés. Au plateau, les deux cameramen filment l’histoire en train de se jouer, tandis que le montage, digne d’un vrai long-métrage, s’effectue, en régie et que la musique originale de Nihil Bordures est mixée en temps réel. La forme est entièrement au service du fond, et le résultat final, d’une grande fluidité, témoigne d’une maîtrise technique, ainsi que d’une précision extrême. Quasi chirurgicales.

En nous immergeant de la sorte dans cet enfer presque ordinaire, ce spectacle brillant démonte les rouages d’une mécanique implacable, celle qui œuvre au dérèglement sociétal. Pire ! Il démontre, de façon virtuose, en quoi ce mode de management pernicieux, censé améliorer les compétences relationnelles, constitue une véritable menace sur la démocratie. De quoi mettre en état de choc, étape nécessaire avant d’appliquer les remèdes drastiques d’un système agonisant. 

Léna Martinelli


Nobody, d’après des textes de Falk Richter

Falk Richter est représenté par L’Arche éditeur et agent théâtral

Traduction : Anne Monfort

Collectif MxM

Tél. 09 82 20 37 09

Site : http://collectifmxm.com

Mise en scène : Cyril Teste

Avec le collectif d’acteurs La Carte blanche : Elsa Agnès, Fanny Arnulf, Victor Assié, Laurie Barthélemy, Pauline Collin, Florent Dupuis, Katia Ferreira, Mathias Labelle, Quentin Ménard, Sylvère Santin, Morgan Lloyd Sicard, Camille Soulerin, Vincent Steinebach, Rébecca Truffot

Assistanat à la mise en scène : Marion Pellissier

Scénographie : Cyril Teste et Julien Boizard

Lumière : Julien Boizard

Chef opérateur : Nicolas Doremus

Cadreur : Christophe Gaultier

Montage en direct et régie vidéo : Mehdi Toutain‑Lopez

Musique originale : Nihil Bordures

Chef opérateur son : Thibault Lamy

Régies générale, lumière et plateau : Julien Boizard, Guillaume Allory et Simon André

Régie son : Nihil Bordures et Thibault Lamy

Photos : © Simon Gosselin

Le Centquatre • 5, rue Curial • 75019 Paris

Métro : Riquet (ligne 7) ou Stalingrad (ligne 2, 5 et 7)

Réservations : 01 53 35 50 00

billetterie@104.fr

www.104.fr

Du 8 au 13 décembre 2015, à 21 heures, samedi à 17 heures, dimanche à 15 heures

Durée : 1 h 30

25 € | 20 € | 15 €

Teaser : https://vimeo.com/66573701

Tournée :

  • Les 16 et 17 décembre 2015, Théâtre Bonlieu, scène nationale d’Annecy
  • Le 5 janvier 2016, Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines, scène nationale
  • 28 janvier 2016, Le Canal, Théâtre Intercommunal du Pays de Redon
  • Les 3 et 4 février 2016, T.A.P., scène nationale de Poitiers

Reprise du 21 septembre au 8 octobre 2016

Le Monfort • 106, rue Brancion • 75015 Paris

01 56 08 33 88

http://www.lemonfort.fr/programmation/nobody_1

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