« Ah ! messeigneurs, quel nez que ce nez‑là !… »
Par Sheila Louinet
Les Trois Coups
Le grand chef Ragueneau vous le dirait. Pour mettre en scène une pièce telle que « Cyrano de Bergerac », on ne transige pas sur la recette : le « nez » doit être colossal et un défi à lui tout seul. Sous la baguette habile d’un Gilles Bouillon, cette véritable « pièce montée » émoustille les papilles et emporte le public du Théâtre de la Tempête. Décidément, son directeur, Philippe Adrien, a le nez fin !
Bruits de la salle auxquels se mêlent ceux de la scène. Tiens, la pièce est-elle déjà commencée ? Non, le public s’installe encore. Mais quelques comédiens sont déjà là, attendent, placent le décor ou affûtent leurs lames. Murmures des uns, dissonance des autres. Bref, les brouhahas se mélangent. Tout le monde prend place dans une cacophonie générale. Mais est-on vraiment certain que la pièce n’a pas déjà débuté ? Les archers règlent leur violon, le plateau s’éclaire, la scène est un théâtre… Eux viennent voir jouer Montfleury, nous c’est Cyrano. Ah, oui, la pièce avait vraiment débuté !
Voilà donc le problème de la scène d’exposition résolue. L’œuvre d’Edmond Rostand s’ouvre sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne. Comédiens et spectateurs déboulent de toutes parts et attendent le lever du rideau. L’illusion d’un théâtre dans le théâtre est recréée. Gilles Bouillon élargit les perspectives et transgresse les frontières de la rampe.
Côté décor, une grande table est installée au milieu de la scène en guise de plateau. Dans le fond, deux grands paravents en bois mobiles. Ici, pas de faste remarquable, rien de spectaculaire, on mise sur la simplicité. Mais le réel entre dans l’espace fictif et se voit théâtralisé. Le metteur en scène réussit là où plus d’un s’est cassé le nez…
« On décide de mettre en scène cette pièce parce qu’on a trouvé l’acteur qui va jouer le rôle‑titre. »
Pas de doute, c’est bien Cyrano.
Et, justement, à propos de nez… Qu’en est-il de Cyrano ? D’un côté comme de l’autre, l’attente est fébrile. Sans lui, la pièce est fichue. Comme dit Gilles Bouillon, « on décide de mettre en scène cette pièce parce qu’on a trouvé l’acteur qui va jouer le rôle-titre ». Coiffé d’un chapeau et chaussé de bottes de mousquetaire, l’entrée de Christophe Brault est tonitruante. La voix est haute, le timbre net, l’articulation parfaite. Pas de doute, c’est bien Cyrano. L’on se souvient de Weber ou de Depardieu. À part un peu d’embonpoint, il ne lui manque rien, et il n’a rien à leur envier !
Monsieur, « Vous… avez un nez… euh… un nez… très grand ». Non ! Pauvres critiques que nous sommes. Le verbe est tellement grand et le jeu si superbe que nous sommes bien obligés de nous incliner… Car nos mots sont bien pâles à côté des vôtres. Piquons du nez et restons humbles. Oui, monsieur Cyrano, vous tenez la dragée haute. « Tendre », « Truculent », « Dramatique », « Lyrique »… Même en se servant des mots fleuris d’Edmond Rostand, peut-on vraiment rendre justice à Christophe Brault ? En tout cas, il recueille l’ovation de toute une salle. Chapeau bas.
Un Cyrano qui excelle. Dix‑sept comédiens pour jouer les rôles de quarante personnages. Du pain béni que cette pièce qui se joue en ce moment au Théâtre de la Tempête. C’est sans compter le travail de Marc Anselmi sur les costumes. Des Gascons aux aristocrates, on est ébloui par la variété des tenues et par leur beauté. L’apparition de Montfleury, arborant une jupe bouffante et une collerette rose, donne le ton à cette comédie héroïque : un panel de couleurs, une scénographie digne d’un chef d’orchestre qui introduit quelques « tutti » au milieu du languissant violon des amoureux.
L’un est à la beauté ce que l’autre est à l’esprit
Un rapide coup d’œil sur le jeu de miroir entre Christian et Cyrano : leur costume leur donne un je-ne-sais-quoi qui les fait se ressembler… Le premier joue sur les apparences, le second se dissimule derrière sa cape. L’un est à la beauté ce que l’autre est à l’esprit ! De cette histoire d’amour, portée jusqu’au douloureux sacrifice du renoncement, naît une voix hybride. Qui nous émeut. Profondément.
Au milieu de ces trouvailles, les talents fourmillent. Ragueneau (« le Pâtissier des comédiens et des poètes ») nous fait saliver avec ses choux à la crème : Xavier Guittet embroche ses vers et les « fait tourner au feu ». Léon Napias soulève les rires : Montfleury, puis le capitaine gascon Castel-Jaloux (qu’il interprète aussi) sont deux personnages dont il arrive à rendre les couleurs et la truculence. Dans cette distribution, l’énergie de chacun est suffisante pour nous faire oublier le jeu souvent très inégal d’Emmanuelle Wion (Roxane) : parfois l’actrice manque de coffre, la voix est trop basse et le ton pas assez emporté (à la mort de Christian, nous ne croyons pas une seconde à son chagrin. Ce soir-là, on passe à côté de l’émotion). En revanche, elle est grandiose dans la scène finale. Son jeu gagnerait donc à être plus homogène.
Si nous étions au temps de Rostand, les femmes diraient qu’elles viennent pour admirer la garde-robe de l’actrice principale. Ici, leur attente ne serait pas déçue, les tenues de Roxane sont superbes : « Ombre et lumière, rouge et or, sang, larmes et rires ». Une variation sur la matière… de laquelle s’élève une poésie qui nous laisse bien rêveurs. Touchés ! ¶
Sheila Louinet
Cyrano de Bergerac, d’Edmond Rostand
Mise en scène : Gilles Bouillon
Avec : Christophe Brault, Emmanuelle Wion, Thibaut Corrion, Cécile Bouillot, Xavier Guittet, Philippe Lebas, Denis Leger‑Milhau, Léon Napias, Marc Siemiatycki, Louise Belmas, Pauline Bertani, Stephan Blay, Édouard Bonnet, Brice Carrois, Laure Coignard, Richard Pinto, Mickaël Teyssié
Dramaturgie : Bernard Pico
Scénographie : Nathalie Holt
Costumes : Marc Anselmi
Création du nez : Cécile Kretschmar
Maître d’armes : Bertrand Garreaud
Peintre et sculpture : Thierry Dalat
Création lumière : Michel Theuil
Musique : Alain Bruel
Collaboration artistique : Albane Aubry
Maquillages et coiffures : Eva Gorszczyk
Construction du décor : équipe technique du C.D.R. de Tours, sous la direction de Pierre‑Alexandre Siméon
Photos : © François Berthon
Théâtre de la Tempête • la Cartoucherie • route du Champ‑de‑Manœuvre • 75012 Paris
Réservations : 01 43 28 36 36
Du 9 novembre au 12 décembre 2010, du mardi au samedi à 20 heures, dimanche à 16 heures, relâche le lundi
Durée : 2 h 50
18 € | 14 € | 10 €