Désert des sens
dans la station
Par Sylvie Beurtheret
Les Trois Coups
Une station-service au bord du désert n’est en fait qu’un lieu de manipulation et de leurre. Mise en scène par Georges Werler, voilà une pièce très crue de l’Américain Lanie Robertson qui nous parle de cette raison d’État qui n’a pas d’état d’âme. On se laisse abuser sans être emporté.
Franchement, j’aurais adoré adorer cette pièce. Il est vrai qu’au départ il y avait matière à s’emballer. Un Georges Werler aux commandes, réputé être le metteur en scène préféré de Michel Bouquet (qui joue d’ailleurs sous sa houlette, en ce moment même, dans Le roi se meurt d’Ionesco), ce n’était déjà pas rien. Et j’avais grande envie de le découvrir, moi aussi, cet auteur américain né dans le Middle West en 1946, fascinant Georges Werler au point qu’il ait déjà monté trois de ses pièces. Oui, j’avais grande envie de me plonger dans l’univers âpre et profondément psychologique de ce Lanie Robertson qui dit vouloir toujours « placer les enjeux très haut ». Et qui affirme de toutes ses pièces qu’elles sont « intenses, politiques et contemporaines ». Il y avait aussi l’intérêt du thème (la « rééducation » des soldats au sortir de la guerre) à l’heure où les plaies sordides d’Irak et d’Afghanistan suppurent encore. Et puis cette odeur de souffre qui flottait : lorsque la pièce fut représentée au Texas, Lanie Robertson, accusé de cracher sur l’Amérique et d’insulter l’armée, dut déguerpir vite fait devant les menaces de mort. Enfin, ce titre puissant, comme un appel…
Et les premiers instants furent fulgurants, quand s’imprima sur ma rétine l’esthétique glacée-bouillante d’une toile à la Edward Hopper. Dans la lueur électrique d’un néon rouge affichant « station-service » se tenaient là, entre bar, billard et ventilateur, un gros vieux brutal et moite dans son bleu de travail, un bel éphèbe musclé, fébrile et déglingué par les horreurs du Vietnam, et une jeune femme à fleur de sexe, désirable à se damner. J’avais, vous dis-je, l’impression saisissante d’avoir été catapultée dans un des tableaux les plus célèbres de ce peintre réaliste de l’American way of life. Tout y était : la mélancolie, l’attente, la solitude, l’angoisse et l’érotisme en suspension ; le subtil jeu d’ombre et de lumière nimbant les corps ; le huis clos à l’intérieur et le monde extérieur fantasmé. Mais la magie fut éphémère.
La manipulation perverse des politiques
Certes, dus-je en convenir à la fin du spectacle, dans cette pièce dénonçant la manipulation perverse des politiques pour justifier la barbarie de la guerre, je m’étais moi-même bel et bien fait manipuler. Théâtre dans le théâtre ! Elle était là la force de cette mise en scène pas cousue de fil blanc, portée par l’ambivalence et l’efficacité de jeu du couple machiavélique Sally et Pete (formidables Florence Muller et Vincent Grass).
Mais me restait surtout le sentiment frustrant de « ne pas avoir pris mon pied ». Osons le dire, en pastichant le style salace de Lanie Robertson : malgré une énergie et un rythme tendus, cette soirée théâtre me fit l’effet désagréable d’une éjaculation précoce. Ah… tous ces cris, ces gestes inutiles voulant trop prouver et me laissant les yeux au ciel, agacée, lassée, frigide. Ah… tout ce trop-plein, étouffant du coup (mais quel dommage !) la théâtralité bestiale et perverse de ce texte très dru, très cru.
Finalement, me prenant parfois de plein fouet de pâles bouffées de quelques-uns de mes films fétiches (Le facteur sonne toujours deux fois, Full Metal Jacket, Shutter Island), j’en suis venue à regretter amèrement de ne pas pouvoir m’abandonner dans les bras d’un beau fauteuil de cinéma… Pardonnez-moi ! ¶
Sylvie Beurtheret
Dernière station avant le désert, de Lanie Robertson
Cie Eroc, en résidence au Théâtre de Cachan où la pièce a été créée en janvier 2010
Mise en scène : Georges Werler
Adaptation : Gilles Segal
Avec : Vincent Grass, Émeric Marchand, Florence Muller, Frédéric Pellegeay, Benjamin Penamaria
Décor : Pace
Costumes : Dominique Para
Lumières : Jacques Puisais
Bande-son : Jean-Pierre Prévost
Assistant mise en scène : Jean Turpin
Photo : © Lot
Théâtre du Petit-Saint-Martin • 17, rue René-Boulanger • 75010 Paris
Réservations : 01 42 02 32 82
http://www.petitsaintmartin.com/
Du 14 septembre au 20 novembre 2010, du mardi au samedi à 20 h 30
Durée : 1 h 30
30 € | 17 €