« Derniers remords avant l’oubli », de Jean‑Luc Lagarce, Théâtre Mouffetard à Paris

Dernier remords avant l’oubli © Mathilde Morières

Derniers détails avant l’ovation

Par Anaïs Heluin
Les Trois Coups

Comment organiser une existence, cette étendue de possible qui nous est donnée, ou plutôt attribuée d’office ? Jean‑Luc Lagarce aime à se poser ce type de questions. Dans « Derniers remords avant l’oubli » en particulier, il campe des personnages forcés de se replonger dans leur vie passée, douloureuse. Dans la mise en scène de Julie Deliquet au Théâtre Mouffetard, cette pièce dévoile bon nombre de ses potentialités, grâce à une excellente distribution. Restent, cependant, quelques détails à revoir avant l’ovation.

Poignées de mains, bises, échange de banalités… Des couples d’âge mûr se retrouvent, après un long moment sans doute. Tout s’annonce pour le mieux, jusqu’à ce que l’objet de la visite soit évoqué. Bien que l’une des personnes réunies, Pierre, y vive encore, il est question de revendre la maison, celle-là même où se déroulent les retrouvailles. Malaise. Les lieux se chargent d’une densité nouvelle, et les personnages d’un passé plus compliqué qu’il n’y paraissait. Malgré les efforts des convives, la cordialité initiale s’érode, laissant deviner un amour passé, un ménage à trois dont la séparation n’a pas été sans heurts, ni sans malheurs.

Sobre, économique en mots, le texte de Lagarce laisse une importante marge de manœuvre à la mise en scène et à l’interprétation. À la lecture, on imagine aussi bien le déploiement d’une violence physique, pendant éventuel de l’impuissance du langage, que d’une tension sourde qui puise sa force dans les silences. Julie Deliquet a opté pour le second parti pris, sans doute le plus à même de faire ressentir le poids des non-dits qui pèse sur les personnages. Ces derniers évoluent dans un lieu neutre, si neutre qu’il n’évoque rien de connu, et surtout pas un intérieur chargé d’histoire. Ils paraissent presque étrangers à cet endroit, qu’ils prétendent pourtant inchangé. L’absence des meubles les plus rudimentaires, indispensables à toute réception, renforce cette sensation de coupure entre les lieux et les individus. Et quand Pierre pose des tréteaux, qu’il y dépose une porte en guise de table, le message est on ne peut plus clair : les visiteurs sont des perturbateurs, qui ne méritent même pas des égards élémentaires.

La remontée des souvenirs, des rancœurs et des remords

On sent aussi que chaque acteur a été choisi et dirigé de façon à créer la plus vaste gamme possible de postures face à la remontée des souvenirs, des rancœurs et des remords. Les six comédiens sont divisés en deux groupes, selon leur degré d’implication dans l’affaire qui les réunit. Le trio central, qui incarne le ménage éclaté, occupe souvent le devant de la scène, tandis que les autres sont disposés à l’écart et, la plupart du temps, relégués à une fonction de spectateurs, de voyeurs plus ou moins éclairés sur la situation. Dans le rôle d’Hélène, autrefois femme de deux hommes, Julie André exprime une violence à peine contenue : les maladresses de langage, les expressions blessantes de l’ancienne amante sont accompagnées d’une gestuelle désordonnée. Au contraire, Serge Biavan (Pierre) et Gwendal Anglade (Paul), les deux autres membres du trio amoureux, sont d’une étonnante sobriété, qui laisse subtilement deviner une pointe de cynisme et d’ironie. Des personnages extérieurs, on retient surtout Agnès Ramy, qui dans sa difficile position de seconde femme de Paul, semble sans cesse osciller entre la potiche souriante et l’observatrice sagace.

La tension est donc surtout intérieure : si elle connaît quelques points culminants, elle n’éclate jamais en une guerre ouverte, et ne parvient pas non plus à se résorber. On ressort légèrement frustré, sur une impression d’inachevé. Pourtant, un éclat de violence trop brutal aurait sans doute desservi la pièce ; aussi le parti pris de son intériorisation ne peut-il être remis en question. Mais, tout de même, un petit quelque chose sur lequel on a du mal à mettre le doigt semble manquer… Un soupçon de tension psychologique, peut-être. On aurait aimé ressentir avec plus d’intensité l’enfermement des personnages dans leur passé et leurs tourments. Les rares monologues qui ponctuent la pièce auraient pu apporter cette dimension. C’est sans doute là le point faible du spectacle : dans ces moments-là, un écran diffuse l’image d’une sorte de papier peint fleuri, devant lequel les acteurs s’épanchent. Cet artifice ne convainc pas : on a l’impression d’explorer une maison de poupée plutôt que des âmes torturées. Mais cela n’est que vétille devant le travail déjà accompli… 

Anaïs Heluin


Derniers remords avant l’oubli, de Jean‑Luc Lagarce

Mise en scène : Julie Deliquet

Avec : Julie André, Serge Biavan, Agnès Ramy, Gwendal Anglade, Olivier Faliez, Julie Jacovella

Lumières : Richard Fischler

Musique : David Georgelin

Vidéo : Mathilde Morières

Photo : © Mathilde Morières

Théâtre Mouffetard • 73, rue Mouffetard • 75005 Paris

Réservations : 01 43 31 11 99

Du 30 septembre au 20 novembre 2010, du mercredi au samedi à 21 heures, le dimanche à 17 heures

24 € | 16 €

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