« Dom Juan », de Molière, Théâtre national de Bretagne à Rennes

Dom Juan © Brigitte Enguérand

Un libertin joyeux et serein

Par Jean-François Picaut
Les Trois Coups

Ce n’est pas sans respect qu’on entre dans une salle où l’on va jouer « Dom Juan ». Une des « grandes » pièces de Molière, nous a-t-on rabâché. Une pièce sérieuse, donc. Heureusement, Jean‑François Sivadier n’a pas oublié que c’est (aussi) une comédie.

Le portrait de son maître que fait Sganarelle (Vincent Guédon) à la première scène n’est pas vraiment nuancé. Ce serait, selon lui, « le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique » ! Plus loin, il le qualifiera de « pourceau d’Épicure »… Mais voici que Dom Juan (Nicolas Bouchaud) fait son entrée par la salle. Dans une scène que Molière n’a pas prévue, il aborde une spectatrice, s’enquiert de son prénom, de son origine, improvise là-dessus un mot de compliment et lui offre un bouquet. Il le reprend aussitôt, ayant repéré une autre spectatrice auprès de qui il recommence le manège. Bon, c’est un séducteur, un peu cynique, mais finalement aimable, se dit le public qui, du coup, trouve le discours de Sganarelle bien hyperbolique.

Le « grand seigneur méchant homme », dans une tenue qui fait très « pékin », ne respire plus l’aristocratie, et son goût du plaisir, de la nouveauté en amour n’a rien qui puisse effaroucher notre époque.

À l’inverse, les accusations de blasphème et d’impiété peuvent nous interpeller, et la pièce en acquiert une actualité qui se mesure à la qualité du silence qui parfois s’empare de la salle. La réplique de Dom Juan à son valet, « c’est une affaire entre le Ciel et moi », convient bien à un peuple laïque.

Une postpunk à la coiffure de chef sioux

Dom Juan a beau s’étonner qu’elle soit assez « folle [pour] n’avoir pas changé d’habit » et paraître en « équipage de campagne », l’arrivée de Done Elvire (Marie Vialle) en postpunk arborant la coiffure d’un chef sioux peut désarçonner le spectateur. Le discours sur l’honneur de la famille, tenu ensuite par l’un de ses frères, n’en est plus guère intelligible, sauf à faire des rapprochements anachroniques ! Son apparition ultérieure en nymphette de péplum produit le même effet.

Le traitement à grand spectacle de l’acte II nous semble beaucoup plus judicieux. Le récit du naufrage un peu ridicule de Dom Juan, à quelques encablures de la côte, nous est ici montré, à grand renfort de souffle dans d’immenses toiles en plastique. Sivadier et ses acteurs nous régalent d’un spectacle au burlesque épique, dans la tradition de la commedia dell’arte, tout à fait réjouissant. La langue des paysans n’en est pas le moindre charme. S’éloignant du parler patoisant, Pierrot, Charlotte et Mathurine adoptent un langage coloré qui emprunte assez largement au gallo (langue romane de Bretagne), et non au breton comme on peut le lire, langue que la quasi-totalité du public rennais serait bien en peine de comprendre.

Lorsque, en guise d’entracte, Nicolas Bouchaud interprète Sexual Healing de Marvin Gaye, cela n’apporte rien à la pièce, non plus que l’extrait de la Philosophie dans le boudoir qu’il lira plus tard, mais la relâche est appréciée des spectateurs qui applaudissent à la métamorphose du comédien en chanteur de charme un peu coquin. Il en va de même quand, plus loin, Vincent Guédon donne une version sensible des Passantes d’Antoine Pol mises en musique par Brassens.

Plus de pas pesants et sourds qui vous glacent les os…

La statue du Commandeur a perdu son caractère grandiose et formidable qu’elle avait chez Bluwal. Les moyens de la technique moderne l’ont banalisée, et elle ne représente plus guère qu’un gentilhomme castillan du temps passé. Plus de pas pesants et sourds qui vous glacent les os, plus de précipice dans lequel on tombe en hurlant, Dom Juan est escamoté sous nos yeux. A-t‑il été châtié comme veut le croire Sganarelle ? La question le tourmente moins lui-même que la perte de ses gages qu’il déplore à grands cris.

En ces temps de retour du religieux, du fanatisme religieux, monter Dom Juan n’a rien d’innocent. Sous les habits refaits à neuf d’une comédie qu’il assume pleinement, Jean‑François Sivadier n’élude pas le débat sur la place de la religion, dans la vie individuelle et sociale. Il n’est plus encombré par les précautions que la censure imposait à Molière. Son Dom Juan professe tranquillement ce que l’on appelait alors son libertinage, au sens actuel comme dans son acception philosophique. Et Sganarelle fait bien voir par l’absurdité de sa croyance qui met sur le même plan Dieu et le loup-garou comme par la faiblesse ou la confusion de ses raisonnements où se trouve la conviction de Molière.

Les six comédiens qui donnent vie à tous les personnages inventés par Molière sont épatants, mais il faut rendre un hommage spécifique aux deux protagonistes de cette histoire. Nicolas Bouchaud est un Dom Juan exceptionnel qui va du dandy un peu blasé au séducteur ordinaire en passant par mille et une figures dont le cynique et le grand seigneur. Vincent Guédon compose un Sganarelle tout en nuances dans ses différents rôles de valet dévoué, de donneur de leçons et de parfait hypocrite. Le rythme de la pièce et les trouvailles de mise en scène, même détonantes, confèrent à l’œuvre de Molière une modernité de bon aloi propre à lui attirer un nouveau public et il faut s’en féliciter. 

Jean-François Picaut


Dom Juan, de Molière

Mise en scène : Jean‑François Sivadier

Assistants à la mise en scène : Véronique Timsit et Maxime Contrepois (dans le cadre du dispositif de compagnonnage de la Drac Île-de‑France)

Avec : Nicolas Bouchaud (Dom Juan), Vincent Guédon (Sganarelle), Lucie Valon (Charlotte, le Pauvre, La Violette), Marie Vialle (Elvire, Mathurine), Marc Arnaud (Dom Carlos) et Stephen Butel (Pierrot, Dom Alonse, Monsieur Dimanche)

Collaboration artistique : Nicolas Bouchaud, Véronique Timsit

Scénographie : Daniel Jeanneteau, Christian Tirole, Jean‑François Sivadier

Lumières : Philippe Berthomé, assisté de Jean‑Jacques Beaudouin

Costumes : Virginie Gervaise, assistée de Morganne Legg

Maquillages, perruques : Cécile Kretschmar

Son : Ève-Anne Joalland

Régie générale : Dominique Brillault

Régie lumières : Jean‑Jacques Beaudouin

Régie son : Ève-Anne Joalland

Régie plateau : Christian Tirole, Nicolas Marchand

Photo : © Brigitte Enguérand

Production déléguée : Théâtre national de Bretagne, Rennes

Théâtre national de Bretagne • salle Vilar • 1, rue Saint‑Hélier • 35000 Rennes

Réservations : 02 99 31 12 31

www.t-n-b.fr

Du 22 mars au 2 avril 2016 à 20 heures (relâche les 28 et 29 mars)

Durée : 2 h 45

26 € | 12 € | 10,50 €

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