« Dom Juan », Molière, David Bobée, Le Quai, Angers

Dom-Juan-Molière-David-Bobée © Arnaud-Bertereau

Un « Dom Juan » qui ne laisse pas de marbre

Léna Martinelli
Les Trois Coups

On ne sort pas indemne d’une telle représentation ! D’ailleurs, le spectacle fait débat. En transposant le personnage de Molière en anti-héros punk dans une Olympe ravagée, David Bobée signe un « Dom Juan » sous tension d’une modernité saisissante. Un « Festin de Pierre » haut en couleur et décapant ! « De quoi réjouir et purger les cerveaux humains », comme le souhaitait l’auteur.

Un impressionnant cimetière de statues déboulonnées plante le décor. Plus monstrueux que jamais, le séducteur incarne une masculinité fossile. Dom Juan essuie les plâtres d’une société riche de sa diversité mais gangrenée par la violence. Sans foi ni loi, il tend un miroir à peine grossissant des vices du pouvoir, du patriarcat. Mais il n’a rien du libre penseur. Ce « grand seigneur méchant homme » piétine tout sur son passage : la beauté, l’amour, l’amitié, la morale, l’humanité. Les puristes peuvent s’en offusquer. D’autres se questionnent : l’intérêt d’une mise en scène n’est-elle pas de proposer une relecture des classiques, de mettre en perspective ?

En tout cas, ce Dom Juan-là fait écho à bien des problématiques actuelles. David Bobée y traduit sa volonté de dénoncer toutes formes de domination, à commencer par la phallocratie : « Chaque scène qui compose cette pièce représente quelque chose contre lequel nous luttons aujourd’hui : le classisme, le sexisme, la glottophobie… », précise-t-il. « S’emparer de cette pièce, c’est chercher à répondre à une question qui anime le débat public : faut-il déboulonner les statues dont les histoires nous encombrent ? Faut-il réécrire les textes du répertoire ? Le parti pris, ici, est de les mettre en scène, de les contextualiser, d’en donner une interprétation critique ».

Reflet de la diversité

Déjà, ce Molière sous nappes électro brouille les frontières entre danse, musique, vidéo et théâtre. Ensuite, ses références pop bousculent les hiérarchies. Surtout, les communautés se croisent, jusque dans la distribution qui mêle des interprètes de différentes origines ou générations. D’ailleurs, Dom Juan « bouffe à tous les râteliers », séduisant tour à tour Charlotte et Pierrot. Moins jouisseur que destructeur, il perd toutefois en mystère et duplicité. Le metteur en scène n’hésite pas à forcer le trait : cette ordure à qui il aurait volontiers « fait bouffer des cailloux », est plutôt du genre décomplexé. Il est odieux, comme tous ces pervers narcissiques qui courent les rues, et l’assume complètement, non sans cynisme.

Radouan Leflahi campe un prédateur dominé par ses instincts, enragé. Prompt à sauter sur ses proies, Dom Juan exhibe ses attraits de mâle musclé, ruse, manigance. Livrant une performance époustouflante, l’acteur a la carrure d’un Richard III. Il est d’une agilité redoutable avant d’évoluer progressivement en densité philosophique. Il révèle un personnage bestial, féroce et aussi nihiliste.

Dom Juan est flanqué d’un Sganarelle poltron à souhait, épatant bouffon, griot non dénué de malice. Le contrepoint est très efficace. Acteur et chanteur congolais, Shade Hardy Garvey Moungondo conquiert la salle. Dans le rôle du pauvre et de Mr Dimanche, Gregori Miège en impose. Les autres rôles secondaires sont moins convaincants. Pourquoi pas ce parti pris de distribuer celui du père de Dom Juan et du frère d’Elvire par deux femmes ?

C’est cohérent. En revanche, la direction d’acteur manque de précision. Pour se réapproprier la langue, les interprètes développent des phrasés différents. Ainsi, le couple de paysan est-il joué par deux Chinois, qui d’ailleurs s’expriment en Mandarin plutôt qu’en patois. Encore une fois, l’idée est intéressante, sauf que des problèmes d’élocution rendent parfois l’écoute difficile.

Une version décapante

David Bobée remet au goût du jour l’esprit de Molière sans le trahir. Il n’a pratiqué que l’art de la coupe et de la juxtaposition. Fidèle au texte, il n’a remplacé qu’un mot : « tabac » par « théâtre ». Éclairant, le prologue résonne avec la tirade finale où l’auteur répond aux accusations de ses censeurs en présentant l’art dramatique comme un remède plutôt qu’un poison.

Cette lecture rappelle justement les enjeux de la pièce : dénoncer les dérives d’une société corsetée, les hypocrisies, la cabale. Malgré la rythmique moderne, on apprécie donc toujours cette si belle langue, et on prend plaisir à être emmenée de la sorte, entre accents tragiques et intermèdes comiques.

Pourtant, les changements sémantiques sont de taille. Scandalisé par le racisme, l’homophobie, le mépris de classe, la grossophobie et toutes sortes de discriminations, David Bobée fait ici acte de réparation : Dom Juan humilie, manipule, écrase, mais il permet aux personnages de sortir la tête haute. Sganarelle fait même référence à la pensée décoloniale et Charlotte finit par abattre le traître. La vengeance est un plat qui se mange froid… Ça change du châtiment divin !

Démesure

Sans conteste, le point fort de ce spectacle est sa scénographie, ce qui a d’ailleurs valu au Syndicat de la Critique d’attribuer au spectacle le Prix de la Meilleure création visuelle. Le sous-titre a été pris au pied de la lettre, si l’on peut dire. La démesure est justifiée. Les interprètes évoluent en effet dans un espace jonché de statues, dieux émasculés et figures historiques. Parmi celles-ci, une copie à l’identique d’une statue équestre déboulonnée en 2020 en Colombie, celle d’un Conquistador espagnol du XVIe siècle, symbole pour les Amérindiens des violences dont ils ont été victimes.

Tombé de son piédestal, le héros de Molière ressort démythifié, et s’enduire de plâtre n’y changera rien ! L’aristocratie en prend aussi pour son grade et la bourgeoisie sombre dans le ridicule. Même l’embarrassante statue du Commandeur finit au sol. Sur ses fragments de statuts sont projetées des images qui apportent de la matière, du mouvement. Le travail vidéo est remarquable.

On garde en mémoire des images magnifiques, notamment quand la stèle devient table de banquet et autel. Revêtu d’un manteau rouge, Dom Juan apparaît plus diabolique que jamais, alors qu’il est question de rédemption. Les transitions sont particulièrement soignées, comme cette séquence où chaque personnage défile avec son accessoire (bouquet de mariée, pistolet, poussière, alliance…), tandis que Dom Juan apparaît, tel une gargouille, prêt à sauter dans le vide. David Bobée excelle à mettre en scène les contrastes.

Outre cette réussite sur le plan esthétique, relevons la maîtrise du rythme. On ne s’ennuie pas car la mise en scène ne lésine pas sur les moyens, avec un goût assumé pour la provocation. Orgie, scène de viol, coups de feu nous projettent dans un monde en ruines. Le plus important aux yeux de David Bobée : interpeller. Pari réussi : ce théâtre-là fait un tabac chez les jeunes. 🔴

Léna Martinelli


Dom Juan, de Molière

Adaptation et mise en scène : David Bobée
Avec : Catherine Dewitt, Shade Hardy Garvey Moungondo, Radouan Leflahi, XiaoYi Liu, Grégori Miège, Jin Xuan Mao, Orlande Zola Gusman et (en alternance) Nadège Cathelineau, Nine d’Urso, Séverine Ragaigne
Avec le dispositif d’insertion de l’École du Nord, soutenu par la Région Hauts-de-France et le Ministère de la Culture et la participation artistique du Jeune Théâtre National 
Scénographie : David Bobée et Léa Jézéquel
Assistanat à la mise en scène : Sophie Colleu et Grégori Miège
Lumières : Stéphane Babi Aubert 
Vidéos : Wojtek Doroszuk
Musique : Jean-Noël Françoise
Costumes : Alexandra Charles
Décor : Les ateliers du Théâtre du Nord

Le Quai CDN Angers Pays de la Loire • Cale de la Savatte • 49100 Angers
Du 21 au 23 février 2024

Tournée ici :
• Du 13 au 15 mars, Théâtre de Caen (14)
• Du 21 au 22 mars, Le Manège scène nationale, Maubeuge (59)
• Les 10 et 11 avril, Les Quinconces & L’espal scène nationale, Le Mans (72)
• Du 17 au 19 avril, Théâtre de la Ville de Luxembourg

À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Dom Juan, mes d’Emmanuel Daumas, par Trina Mounier
☛ Dom Juan, mes d’Olivier Maurin, par Trina Mounier

Photos © Arnaud Bertereau

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