Un polar immense comme le cosmos
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Voir une création du Britannique Simon Mc Burney est une occasion rare. Avec sa compagnie, Complicité, il offre aux artistes des outils et des moyens exceptionnels. Et sa version de « Sur les ossements des morts » d’Olga Tokarczuk est un moment précieux à ne pas laisser filer, d’autant que l’interprétation est remarquable.
Ce roman, à nul autre pareil, en a marqué plus d’un. Moins de dix ans après sa publication, son autrice est d’ailleurs devenue Prix Nobel de Littérature. Le titre original signifie : « Conduis ta charrue sur les ossements des morts ». L’injonction n’est pas mineure dans une histoire dont l’héroïne, sorte de Robin des bois des temps modernes, se caractérise par un tempérament bien trempé, un entêtement à toute épreuve, un courage formidable, quoique presque inconscient. Une pensée hors des clous.
Autant le dire tout de suite, Janina tient le livre comme Amanda Hadingue tient la scène, d’un bout à l’autre, soit deux bonnes heures et demie. C’est d’elle qu’il s’agit, elle qui écrit, elle qui raconte. Il faut une comédienne de haute volée pour tenir le plateau avec cette présence de tous les instants, à la fois actrice, spectatrice et narratrice de son histoire. Amanda Hadingue l’est d’autant plus qu’elle passe le plus clair de son temps debout, derrière un micro en pied. Qui est-elle au bout du compte cette femme âgée aux cheveux gris, en jean et blouson ? À qui parle-t-elle ? Le mystère qui la nimbe renforce encore sa présence et son magnétisme. Elle ne nous lâchera plus.
Amanda Hadingue en passionaria inoubliable
Elle vit seule au milieu des bêtes sauvages qu’elle respecte comme des vivants, aime comme ses enfants, défend comme une louve. En terrain hostile et aimé à la fois, un hameau de quelques âmes perdu sur un plateau battu par les vents, isolé du monde par des congères une grande partie de l’année, parmi des voisins mordus de chasse.
Tout cela est raconté à la première personne. A priori, rien de théâtral là-dedans. Et pourtant si. Les émotions sont mobiles, jouent à cache-cache, les fantômes font irruption dans le récit (et, pense-t-elle, dans la vie réelle) et toute une mythologie apparaît en arrière-plan, dans des vidéos couleurs de nuit et de neige, de brouillard et de lune, qui dessinent des cosmogonies impressionnantes comme un mycélium qui quadrille la terre ou un immense horoscope qui semble présider aux destinées des humains, des vivants et du monde.
Car l’ancienne ingénieure est aussi une astrologue convaincue de cette science totale. Ces images donnent aussi à voir des échappées d’animaux, font intervenir la mère et la grand-mère de Janina (quels liens relient ces trois femmes ? mystère…).
Le texte lui-même est vigoureux, chaotique, rapide avec de grandes parenthèses poétiques qui font aimer cette nature, ces animaux, toute cette vie qui bat. C’est que Janina est une lectrice assidue de William Blake, le poète défenseur d’une nature élevée au rang du sacré. Elle passe des heures à en traduire les vers. Quant à la structure du récit, qui avance de problème insoluble en solution temporaire, c’est celle du polar. De même, Janina présente bien des aspects d’héroïne de thriller.
Simon Mc Burney, l’art du conte
Les acteurs, qui se fondent jusqu’à disparaître dans un rôle, sont formidables. Face à Janina, autour d’elle, les chasseurs guettent et rigolent. Ils ont des noms qui les identifient et les différencient, mais ne forment sur scène qu’une masse compacte et sombre de pardessus gris à capuche, trapus et inquiétants. Les animaux, incarnés par les comédiens, reproduisent à s’y tromper la démarche, les gestes et les contorsions de douleur et d’agonie. Ajoutons que les masques de Rae Smith sont de toute beauté.
Cette passionaria défend une cause, bec et ongles, celle d’une écologie qui élève au même plan toutes les espèces du vivant, animales, végétales et, peut-être, humaines. Quand ses adversaires reprochent à Janina de préférer les animaux à ses semblables, elle répond que ces derniers sont seuls dans la création à tuer pour le plaisir. Ce point de vue de l’écrivaine la place dix ans en avance sur les écologistes les plus radicaux, nos contemporains. Ce roman est non seulement admirablement écrit, mais inoubliable, du fait de son appel prophétique et vibrant à un monde plus ouvert sur le vivant. 🔴
Trina Mounier
Drive Your Plow Over the Bones of the Dead [ Sur les ossements des morts ], d’après le roman d’Olga Tokarczuk
Site de la cie : Complicité
Mise en scène : Simon Mc Burney
Avec : Thomas Arnold, Johannes Flaschberger, Amanda Hadingue (remplacée par Tamzin Griffin), Kathryn Hunter, Kiren Kebaili-Dwyer, Weronika Maria, Tim McMullan, César Sarachu, Sophie Steer, Alexander Uzoka
Scénographie et costumes : Rae Smith
Lumière : Paule Constable
Son : Christopher ShuttVidéo : Dick Straker
Direction complémentaire : Kirsty Housley
Dramaturgie : Sian Ejiwunmi-Le Berre, Laurence Cook
Direction du mouvement : Toby Sedgwick
Compositions originales : Richard Skelton
Traduction du polonais : Antonia Lloyd-Jones
En anglais, surtitré français
Durée : 2 h 50 (avec entracte)
Odéon Théâtre de l’Europe • Place de l’Odéon • 75006 Paris
Du 7 au 18 juin 2023, du mardi au vendredi à 20 heures, le samedi à 14 h 30 et 20 heures, le dimanche à 15 heures, relâche le lundi
De 6 € à 40 €
Réservations : 01 44 85 40 40 ou en ligne
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ The Encounter (La Rencontre), Simon Mc Burney, par Trina Mounier
