Un faisceau d’énergies qui porte haut l’écriture dramatique
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
En avril 2014, des chercheurs de Paris‑III réunissent des auteurs à l’occasion d’un colloque international organisé par les Écrivains associés du théâtre (É.A.T.). Cinq tables rondes offrent à tous l’opportunité de réfléchir au retentissement du bruit et du silence dans l’écriture dramatique contemporaine. La retranscription minutieuse de ces échanges passionnants, effectuée par des éditeurs engagés, aboutit à la parution d’un livre inestimable, « Écrire le bruit du monde » – présenté avec enthousiasme à la Maison des métallos.
Le Bruit du monde est déjà le nom d’une anthologie de textes dramatiques allant de 1950 à 2000, dirigée par Michel Azama et parue en 2004. Il faut croire que le « réel » caché, épais, continue de nourrir la création artistique, de susciter des commentaires et des formes. Louise Doutreligne, Sylvie Chalaye, Michel Beretti et Michel Azama, instigateurs du colloque, ont donc voulu interroger le lien entre texte et déferlement d’images, entre fureur et silence, entre bruit du monde et petite « phrase intérieure » ¹ musicale, entre le bruit et ses résonances sur le plateau. Questions brûlantes, actuelles. Les 25 auteurs de théâtre, très divers, en pensant ensemble, en racontant des expériences, en s’écoutant, offrent ainsi de riches réflexions, que viennent relayer des lectures de leurs œuvres. Orienté par les hypothèses et questionnements des modérateurs, par les échos entre les discours, chaque intervenant témoigne de la singularité et de la vigueur de l’écriture théâtrale d’aujourd’hui.
La rencontre organisée autour d’Écrire le bruit du monde, au café des Métallos, reflète cette extraordinaire convergence d’énergies qui traversent et caractérisent le livre. Louise Doutreligne et Sylvie Chalaye évoquent d’abord l’origine du projet : le désir de défendre les auteurs, de les faire parler autrement, de se saisir de leurs questionnements. Toutes deux insistent sur l’idée d’avoir du temps – nécessaire à la retranscription des échanges, à leur transmission. L’éditrice Astrid Cathala ajoute avec conviction que « semer, colporter » requiert de la durée. Malgré « la cacophonie ambiante, le rythme des médias, le manque apparent de moyens ».
Hélène Kuntz, Rafaëlle Jolivet‑Pignon et Sylvie Chalaye évoquent ensuite trois des tables rondes : « Tapages des images », « Résonances de plateau » et « Bruits de langue », sur lesquelles nous allons revenir. S’ensuivent alors des lectures de fragments de textes par leurs auteurs : Gerty Dambury et son fils metteur en scène Jalil Leclaire mettent en jeu un très beau dialogue entre une « Ancienne » qui défend le texte, et un « Nouveau », en faveur des arts plastiques et de la danse. Martin Bellemare fait entendre un échange ludique et sensible, extrait de sa pièce l’Oreille de mer (celle-ci évoque des personnages perturbés par des problèmes de son, envoyés chez un spécialiste ; un « bruit » ne cesse d’interrompre leurs relations). Gaël Octavia lit un extrait de Cette guerre que nous n’avons pas faite (paru en 2014) ². Koffi Kwahulé profère un extrait de sa dernière création, Samo, a Tribute to Basquiat ³. Enfin, Dominique Paquet rend un vibrant hommage à Emmanuel Darley – auteur aujourd’hui disparu.
L’évènement est donc à l’image du livre : questions, textes, voix et tonalités venues d’ici et d’ailleurs (de plusieurs continents, d’univers professionnels enfin décloisonnés – recherche, journalisme, édition, théâtre et littérature) se mêlent. Des flux de pensée et de création semblent donc se rejoindre, autour de cet état des lieux de l’écriture dramatique contemporaine : le théâtre est notre « patrie commune insoupçonnée », souligne gracieusement l’éditrice. Au final, une idée se dégage, qui semble aimanter l’ensemble des mots échangés ou lus dans ce colloque ou cette rencontre, mais que seul le livre révèle, dans son entièreté : écrire, n’est autre que la tentative, dans le bruissement du monde, de trouver sa propre mélodie, de la faire sonner, résonner, de façon à ce qu’elle fasse vibrer toujours plus de cordes sensibles.
Petite mise en appétit autour de ces cinq « tables », avant la lecture du livre
« Tapages des images »
Comment le théâtre trouve-t‑il sa place dans une surexposition médiatique, une accumulation d’images ne faisant plus sens, des leurres qui masquent et ne donnent rien en partage ? Risque-t‑il de s’apparenter au reportage ? Hélène Kuntz commence par se référer au 11 septembre 2001 de Vinaver, lequel questionne la mimesis : comment « fixer », « réfléchir » un évènement fou ? En inventant une forme, un « objet de parole en explosion », en « implosion », rendant compte du chaos, des décombres, explique l’auteur. Face à ce trop‑plein d’images qui s’annulent, il faut trouver l’image essentielle qui nous aide à vivre, dit Koffi Kwahulé. Puisque tout discours, dès lors qu’il est proféré dans un espace théâtral, se voit conférer une autre dimension, il faudrait créer une forme proposant une vraie expérience au spectateur (une « marge à la vie »). Joseph Danan ajoute qu’il faut trouver un dispositif, pour chaque pièce, qui réponde à la complexité du monde, et l’expérimenter. L’image a beau façonner notre pensée, elle n’est pas l’ennemi : l’auteur doit se confronter aux « flux qui s’interposent » entre le réel, toujours caché, et lui-même. Le seul réel est celui qui advient sur scène. Zanina Mircevska considère, lui, qu’il s’agit de traiter les images, comme une « usine », et de produire les siennes. Matéi Visniec parle à son tour de mastication des images pour parvenir à une « métaphore, une réflexion, une émotion collective, qui fondent le spectacle » – cet « abri anti-images ». Une première table des plus savoureuses.
« Échos du silence »
Face au bruit du monde, au tapage du discours, le silence, qui s’entend physiquement au théâtre, qui « s’épand », se partage, qui fait partie de la parole, dit Arnaud Rykner, est une réponse, un acte de résistance. Les auteurs réunis ici réfléchissent aux traces du silence dans leurs textes : des monologues de femmes évoquant le silence agité de la solitude, un personnage craignant le silence de sa voix intérieure dans ses soliloques et désireux de communiquer avec le monde, chez Carole Fréchette. L’auteur, comédienne et dramaturge Sabine Tamisier, de son côté, veut « faire parler les gens qui ont du mal à dire ». Emmanuel Darley (disparu en janvier 2015) évoque quant à lui l’origine de son écriture (silence, parole empêchée par les proches, souvenirs sonores), puis la quête d’une parole propre, entre « diarrhée macérée et icebergs ». En somme, ces auteurs écrivent pour faire émerger leur voix, pour tenter de communiquer avec l’autre. Une table vibrante.
« Résonances du plateau »
En opposition au silence de l’auteur qui écrit seul dans un premier temps (avant la création scénique), comment se vit l’écriture de plateau (un matériau vivant en relation avec sa représentation) ? Comment « le geste d’écrire prend‑il forme à partir d’expériences, de rencontres et dans une relation au plateau ? », interroge Rafaëlle Jolivet‑Pignon. Cette écriture est une aventure humaine se jouant entre un auteur, son théâtre du quotidien, les corps qui l’entourent, le territoire qu’il habite, et un plateau conçu comme une caisse de résonance du réel, un espace possible de révolte. L’exemple exaltant du collectif d’auteurs les Coq cig gru se trouve alors développé : Karin Serres, Dominique Paquet, Françoise Pillet ont inventé des dispositifs pour parler de l’acte d’écrire (en se demandant pour qui elles écrivaient). Durant cinq ans, elles sont parties une semaine dans un lieu (théâtre, M.J.C., etc.). Le samedi, chacune devait présenter et lire un texte de théâtre, écrit in situ, toujours différent. Elles ont rencontré des classes, invité le public à voir les lieux et dispositifs de l’écriture.
Dominique Paquet évoque aussi d’autres expériences de créations, en proximité avec des habitants et une géographie. Elle rapporte son souci constant de trouver une « forme contemporaine et libre » dans chaque endroit. Elle explique également la nécessité pour elle de s’ouvrir à la mise en scène, aux projets des acteurs, d’échanger, de faire circuler les flux. Karin Serres parle aussi d’une écriture vivante, enrichie par le travail au plateau. L’enthousiasme gagne la table.
« Bruits de langue »
Malgré la « cacophonie du monde », comment créer un espace de jeu faisant entendre un « son nouveau », une note intérieure, « inouïe » ou « infinie » ? Comme « faire sonner la langue autrement » ? En passant par le détour animalier ou par d’autres langues, en se créant des impossibilités, des écarts qui font « surgir des bruits, de la musique, des sons » (Sylvie Chalaye). Les auteurs de « l’entre-deux » que sont José Pliya, Gaël Octavia ou Pedro Kadivar en témoignent.
Tout l’enjeu de la littérature est de « migrer à l’intérieur de sa langue », rappelle Kadivar. Mais cette mélodie est unique au théâtre : on y entend autrement le langage. En effet, la langue de plateau crée un écart avec la langue ordinaire, la « met en jeu ». Novarina l’affirme : « On est agi par les mots », qui sont faits de « chair ». Au théâtre, nous voyons ce langage « sortir des corps, frapper l’espace, nous agir ». « Il faut surtout que les acteurs trouvent le lien vivant entre cette partition et la langue orale simple et magnifiquement rythmée, telle qu’on la parle autour de nous ». Cette table a un goût indicible.
« La question de la transmission »
Modérée par Dominique Paquet (qui remplace Michel Azama), cette dernière table ronde se demande comment apprendre, transmettre, enseigner l’écriture dramatique contemporaine. Les intervenants divers soulignent l’importance de l’éditeur (son rôle de « tiers », la relation affective qu’il entretient avec l’auteur), mais aussi celle des ateliers, des tutorats, des cours, au sein d’associations, d’écoles ou d’universités. Ils racontent leurs expériences. Michel Azama, qui rejoint finalement l’assemblée, souligne la nécessité de laboratoires d’écriture, de portes et de vannes qui s’ouvrent !
Cet « ouvrage de référence indémodable et précieux », dixit Astrid Cathala, est bien plus vivant que ces paragraphes qui lui empruntent beaucoup. Les paroles et les textes, de très grande qualité, y vibrent, y crient, y creusent des sources. L’inspiration ne faillit pas. ¶
Lorène de Bonnay
- Proust.
- https://lestroiscoups.fr/cette-guerre-que-nous-navons-pas-faite-de-gael-octavia-a-paru-chez-lansman/
- Spectacle mis en scène par Laëtitia Guédon en février 2017 à la Comédie de Caen et en mars au Théâtre des Quartiers-d’Ivry.
Écrire le bruit du monde, actes du colloque organisé par les É.A.T. (les 7 et 8 avril 2014), en partenariat avec la S.A.C.D., l’institut d’études théâtrales Sorbonne nouvelle-Paris‑III, le Théâtre 13 / Seine, l’É.S.A.D. et la mairie de Paris
Auteurs : Michel Azama, Pierre Banos, Sergi Belbel, Martin Bellemare, Michel Beretti, Sylvie Chalaye, Michel Cochet, Gerty Dambury, Joseph Danan, Emmanuel Darley, Louise Doutreligne, Carole Fréchette, Rafaëlle Jolivet‑Pignon, Pedro Kadivar, Hélène Kuntz, Koffi Kwahulé, Émile Lansman, Žanina Mircevska, Jan Novák, Valère Novarina, Gaël Octavia, Dominique Paquet, Françoise Pillet, José Pliya, Élie Pressmann, Jean Renault, Arnaud Rykner, Karin Serres, Sabine Tamisier, Carole Thibaut, Matéi Visniec
Texte publié aux éditions l’Œil du souffleur, collection « Mauvais temps », le 15 mars 2016
Avec : Martin Bellemare, Gerty Dambury, Koffi Kwahulé, Gaël Octavia, Louise Doutreligne (auteurs dramatiques), Jalil Leclaire (comédien et metteur en scène), Dominique Paquet (auteur et directrice de la publication), Astrid Cathala (fondatrice des éditions l’Œil du souffleur, comédienne), Philippe Touzet (président des É.A.T.)
et les trois modératrices des tables rondes du colloque Sylvie Chalaye (professeur à l’institut d’études théâtrales Sorbonne nouvelle-Paris‑III), Rafaëlle Jolivet‑Pignon (dramaturge, chargée de cours à l’institut d’études théâtrales Sorbonne nouvelle-Paris‑III), Hélène Kuntz (maître de conférences, directrice adjointe de l’U.F.R. Arts et médias, Sorbonne nouvelle-Paris‑III)
Maison des métallos • 94, rue Jean‑Pierre Timbaud • 75011 Paris
Réservations : 01 42 29 78 64
Site de l’établissement culturel : www.maisondesmetallos.paris
Site des É.A.T. : www.eatheatre.fr
Site de l’Œil du souffleur : www.oeildusouffleur.com
Vendredi 6 janvier 2017 de 19 heures à 20 h 30
Entrée libre