« Et si on redescendait sur terre ? »
Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups
Antoine Le Menestrel, enchanteur des parois qui a élevé la grimpe au rang de beaux-arts, affûtait un spectacle descensionnel, quand le Covid-19 est apparu. Confiné chez lui, à quelques encablures des falaises du Buoux (Vaucluse), il jette un espiègle regard en arrière, arrimé à son prochain objectif : « le partage est mon nouveau sommet ».
C’était il y a tout juste un an, un soir d’avril au festival Le Grand ménage. Encore éblouis par l’hypnotique rituel musical mené par Rara Woulib dans les rues de Cucuron, nous glosions, Antoine le Menestrel et moi, sur la connotation négative du terme décroissance, ce mouvement politique et économique que nous appelions de nos vœux. Comment la rendre désirable ? Quel mot pourrait traduire l’indispensable décélération et frugalité dont le vivant a besoin ? Lui, la raccordait à sa quête d’un nouveau langage, tant scénographique que verbal.
Grimpeur d’exception, Antoine Le Menestrel a d’abord été un des premiers ouvreurs de voies pour les compétitions internationales d’escalade, avant de devenir l’artiste qui tutoie façades et sommets urbains. Son patronyme semblait le prédestiner aux culbutes et priapées de troubadour !
Au gré des festivités de théâtre de rue, on aperçoit ainsi sa silhouette de brindille, à la fois sèche, musculeuse et souple, une dégaine de lutin reconnaissable entre toute, avec ses cheveux en couronne d’herbes folles. Avec sa compagnie, Lézards bleus, il développe sa poésie verticale. Mais celui qui a affronté les vieilles pierres de la Cour d’honneur du Palais des papes d’Avignon, dans Inferno de Romeo Castellucci, ou dansé sur les toits de la Bibliothèque nationale de France, à Paris, choisit désormais de questionner notre mythologie des hauteurs. En phase avec les interrogations actuelles sur la démesure humaine, le fossé entre « le sommet et la base », sa nouvelle création, La Dictature du haut, envisage un mouvement de retour à la terre. Elle repense le lien aux êtres et la connexion au vivant.
Pas trop dur de tenir en place, alors que tu naviguais en pleine création ?
Je suis en mode mini-résidence. J’écris, je répète les textes, j’ai installé ma tubulure d’échafaudage de huit mètres de haut pour travailler une chorégraphie de chute. Pour la chute de mon histoire justement. Je suis très actif, pour que cette aventure soit un plus.
Sur Facebook, tu relates beaucoup ton parcours dans le monde de la varappe. Nostalgique ?
Depuis deux ans, je retrace ma vie de grimpeur. Ce sera publié. Je replonge dans le passé à travers les carnets de bord de ma jeunesse, que j’ai tenus de façon quasi journalière pendant vingt ans. Je les recopie. Je ne peux pas grimper sur la falaise actuellement, mais je peux raconter ce que j’ai vécu, une histoire pour chaque voie ouverte. Cela fait du bien aussi aux grimpeurs.
Dans cette dynamique-là, chaque matin, je fais une méditation, je passe deux heures à recopier, puis un peu de travail pour la compagnie. Il y a beaucoup de reports de dates. J’ai même proposé à Jean-Raymond Jacob, le directeur du Centre national des arts de la rue de Garges-lès-Gonesse, d’être confiné à l’extérieur, sur les façades. Pour le moment, tout est reporté à fin septembre. Je pense faire une petite sortie de résidence chez moi, sur les quelques étages de ma propre façade en mai. Les gens pourront passer me voir.
Le sommet est une voie sans issue
Ce que nous vivons résonne particulièrement avec ton désir de rompre avec la démesure du sommet, de redescendre avec humilité vers la terre, l’humus…
Oui, j’avais envie de rompre avec l’univers de la conquête, des premiers de cordée. De déconstruire l’imaginaire du haut. Mais sans faire appel à un mot négatif comme le déclin. J’ai trouvé un terme d’astrologie : la descension. Cela reste un mouvement, mais humble.
Avec la complicité de Marie-Do Fréval, co-auteure des textes, je peaufine ma prise de parole. Je cisèle des slogans : « Le sommet est une voie sans issue » ; « La descente n’est pas indécente » ; « Sans bas pas de haut » ; « En descendant, je découvre de nouveaux horizons »… J’emboîte le pas à Camus qui écrivait : « c’est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m’intéresse. Cette heure qui est comme une respiration ». Mais je pense aussi au Dépeupleur de Beckett : « Le besoin de grimper est trop répandu. Ne plus l’éprouver est une délivrance rare. »
Crois-tu que cette situation va faire émerger de nouveaux imaginaires ?
En 1985, j’avais 20 ans et je faisais de l’escalade libre, une pratique très marginale sur les falaises. J’ai signé le « Manifeste des 19 », car l’esprit compétitif, qui consistait à être plus fort que l’autre, ne nous intéressait pas. Nous préférions développer l’état d’émulation où l’autre nous aide à être meilleur.
Un an après, l’un d’entre nous est resté sur sa position de refus. Deux autres, dont moi, ont eu l’idée d’ouvrir des voies. Ce fut mon premier métier. Les seize qui restaient se sont mis à la compétition. J’ai alors découvert que celle-ci pouvait être considérée comme un spectacle qui met en scène la recherche du meilleur. Je me suis aperçu que je devenais chorégraphe, metteur en scène, dramaturge du mouvement. Comme n’avais pas envie de me battre contre, j’ai développé mon imaginaire.
Avec la Dictature du haut, c’est pareil : je ne suis pas contre les grimpeurs ; je veux juste raconter les histoires du bas, cette facette oubliée, occultée : la descension. Peut-être la lutte contre le virus va-t-elle faire naître ainsi de nouvelles formes ?
Tu écris sur les réseaux sociaux « On fait du bien à notre écosystème terrestre. J’atterris. Je revis. Je deviens terrien. Le virus est un descendeur ». Comment ressens-tu cette nouvelle énergie ?
En moi, il n’y a plus cette course, cette envie de toujours plus. Cela m’a fait découvrir la sobriété. Je ne me donne pas à fond comme avant, il y a une forme de retenue. Je travaille une à deux heures, mais pas une longue plage comme autrefois.
Après le confinement, je me vois bien comme un explorateur réinvestissant l’espace urbain qui s’est renouvelé dans nos imaginaires. Les rues sont désertées, mais les balcons et les fenêtres ont été réinvestis autrement. En attendant, je reste dans mon jardin, je voyage dans cet espace : je range, relis, recopie.
Notre slogan était « En haut, c’est bien, plus haut c’est mieux ». En confinement, je dirais plutôt « En haut, c’est bien ; plus bas, c’est bien aussi ». ¶
Propos recueillis par
Stéphanie Ruffier
La Dictature du haut, d’Antoine Le Menestrel
Une représentation de vingt-quatre heures, encore hypothétique, est envisagée les 26 et 27 septembre 2020 au CNAR Le Moulin fondu à Garges-lès-Gonesse
Une chaîne Youtube a été dédiée à la Dictature du Haut, dans le cadre du Festival le grand ménage de printemps, édition 2019
Page Facebook de l’artiste où lire son journal aventureux et joyeux
Site de la compagnie des Lézards bleus
Page Facebook de la Compagnie Lézards Bleus
Chaîne Youtube de la Cie Lézards Bleus