« Joël Pommerat, troubles » de Joëlle Gayot et Joël Pommerat
Par Estelle Gapp
Les Trois Coups
Productrice de l’émission « Les Mercredis du théâtre » sur France Culture, Joëlle Gayot signe un ouvrage passionnant et pudique sur le travail du metteur en scène Joël Pommerat. Un livre d’entretien pas tout à fait comme les autres, pensé comme un montage radiophonique, où la journaliste s’efface pour laisser place à la parole de l’artiste. Rencontre avec « les Trois Coups ».
Vous parlez de « magie » et de « mystère » à propos des spectacles de Joël Pommerat. Pourquoi son théâtre vous fascine tant ?
J’ai vu l’une de ses premières pièces, Pôles, au Théâtre de la Main-d’Or à Paris en 1995. Ces représentations étaient encore confidentielles, mais j’y ai ressenti quelque chose de rare chez une jeune compagnie : la maturité et l’autorité d’un geste créatif, absolument nouveau. Comme si le théâtre, longtemps sous l’influence du brechtisme, s’en libérait enfin pour explorer d’autres domaines : l’inconscient, l’imaginaire. J’y ai vu des analogies avec le travail de Claude Régy, que j’admire, mais dans un sens moins métaphysique, avec un jeu d’acteur plus incarné. C’étaient mes débuts à France Culture, j’ai consacré l’un de mes premiers reportages à Joël Pommerat. Depuis, j’ai toujours été attentive à son travail, dans une démarche presque fraternelle.
En quinze ans, vous avez vu toutes les créations de la compagnie Louis-Brouillard. Pour écrire ce livre, vous avez suivi Joël Pommerat pendant un an. Quel enseignement tirez-vous de ce long compagnonnage ?
À la radio, nos trop courts entretiens me laissaient l’impression d’un dialogue à peine esquissé. C’est pourquoi je lui ai proposé d’écrire ce livre, en m’adaptant à son rythme, en le rencontrant lors de ses tournées, ou bien chez lui, à la campagne. Ce que je retiens aujourd’hui, après la publication de l’ouvrage, c’est qu’il ne suffit pas à élucider le « mystère » Pommerat ! Nous avons eu de longues et passionnantes discussions, où j’ai parfois eu la sensation qu’un abîme s’ouvrait devant moi. On dit souvent que le théâtre de Joël est mystique. Je ne suis pas d’accord. Je pense qu’il touche à quelque chose de profondément existentiel : l’angoisse du vide, du néant, où l’on a le sentiment d’être dépossédé de soi-même. Le théâtre de Joël Pommerat prend en charge nos terreurs les plus enfantines : il lutte contre le noir. Je n’ai jamais eu aussi peur qu’en voyant « Pinocchio ». J’étais plus effrayée que les enfants autour de moi !
Le livre est ponctué par vos réflexions personnelles, en fin de chapitre. Vous y employez des mots très forts. Vous évoquez, par exemple, « un théâtre de la soudure », qui lutte contre l’éphémère, contre l’éparpillement du temps, de l’identité. Peut-on dire que le travail de Joël Pommerat relève, pour vous, de l’essence même du théâtre ?
L’essence du théâtre, je ne sais pas. Mais, en tout cas, c’est le théâtre que je cherche et que j’aime. Pour moi, ils ne sont pas nombreux aujourd’hui à nous emmener là où le regard se risque et se renouvelle : il y a Joël Pommerat, Krysztof Warlikowski. Ce qui me touche – et me trouble – dans son travail, c’est qu’il réinvente le rapport à l’autre : la relation avec le spectateur, qui devient acteur de son propre imaginaire, mais aussi la relation des comédiens entre eux, sur le plateau, dans un extrême dénuement. S’il y a essence du théâtre, c’est dans cette attention minutieuse et mutuelle des regards. Dans Cercles/Fictions (nouvelle création, présentée au Théâtre des Bouffes-du-Nord à Paris jusqu’au 6 mars 2010, la thématique maître-domestique me paraît symbolique de ce souci, chez Joël, de créer une relation inédite à l’autre, tant d’un point de vue artistique que politique.
Le livre se termine avec la création de Je tremble (1 et 2) en 2008, que vous présentez comme une rupture. Deux ans après, Cercles/Fictions vient-il, selon vous, confirmer cette intuition ?
Avec Je tremble, Joël Pommerat faisait le pari d’un genre insolite, le cabaret, où il assumait soudain une certaine légèreté. Dans Cercles/Fictions, il s’aventure dans un autre genre : le cirque. Ici et là, on retrouve le personnage de Monsieur Loyal, s’adressant directement au public. C’est toujours la même volonté de nous interpeller, de faire se rencontrer une forme apparemment divertissante (le cabaret, le cirque) avec un contenu grave : l’inconscient, l’imaginaire, avec ses fantômes, ses monstres, nos abîmes, nos terreurs. Oui, pour moi, Joël Pommerat est, plus que jamais, « un semeur de troubles ». ¶
Propos recueillis par
Estelle Gapp
Joël Pommerat, troubles, de Joëlle Gayot et Joël Pommerat
Éditions Actes Sud • B.P. 90038 • 13633 Arles
04 90 49 86 91
Collection « Papiers »
Coédition Cie Louis-Brouillard
Parution : septembre 2009
I.S.B.N. : 2742784918
128 pages, 80 photographies couleur
25 €