Les beautés du diable
Par Laura Plas
Les Trois Coups
Avec « Trilokia », Jani Nuutinen, alchimiste de la piste et voleur de feu, explore l’inconnu du cirque pour nous proposer une méditation poétique sur les rapports de l’homme et du vivant. Un récit troué pour que chacun finisse l’histoire et une exploration des beautés du diable.
Quel a été votre projet dans cette nouvelle trilogie ?
Pour la première fois, j’avais envie de parler d’une thématique : celle du rapport de l’humain avec le vivant. Je pense, comme Joseph Beuys, que l’art est un travail de forces qui suscite en lui-même la réflexion. Je tiens à présenter un récit troué qui permettra à chaque spectateur de colorer à sa manière le lien entre les trois spectacles de la trilogie. Et puis je poursuis mon exploration d’un cirque où l’agrès est à chaque fois en cohérence avec ce que je raconte.
Après avoir créé « Ieau », et « Harbre », vous parachevez aujourd’hui « Ferfeu ». Cet ordre de la genèse sera-t-il celui proposé au spectateur lors de son parcours ?
Non, la trilogie met Ferfeu au centre. Le spectateur doit y éprouver la fascination et le danger du feu qui consume le bois. Auparavant, il aura traversé Ieau, sur notre élément matriciel. Ce spectacle est créé autour du « keksi », sorte de pique qui sert en Finlande à pousser le bois sur l’eau, autour du travail artisanal du bûcheron. Et le spectateur finira son voyage avec Harbre, conte noir où seul un arbre a survécu (lire notre critique). On met ainsi la révolution industrielle au centre, avec son avant et son après, où la beauté du geste manuel a disparu. On change donc à la fois d’époques et d’espaces, avec des scénographies différentes.
Pourquoi choisir à nouveau la forme de la trilogie ?
J’aime l’impair. Je viens du jonglage et on dit qu’au-delà de deux balles, on commence à jongler. Et puis, avoir trois éléments permet de revenir au même, de créer un mouvement circulaire, lié aussi au cirque. Par ailleurs, j’ai commencé la création dans le moment arrêté et suspendu de la Covid. J’ai eu envie de créer sur un temps contraire au temps rapide contemporain. De plus, la trilogie permet d’offrir une évolution dramaturgique des agrès, à l’inverse de ce que propose un numéro.
Cherchez-vous par là à présenter un autre rapport au temps pour le spectateur ?
Le spectacle vivant doit offrir un temps particulier, autre que celui d’une époque marquée par Internet. C’est ce que permet le parcours. On repense- les volets à la lueur de ce qu’on a vécu. Ma réflexion sur le temps provient de la lecture proposée par mon collaborateur Michel Cerda de Forgerons et alchimistes de Mircéa Éliade. On y apprend que l’alchimiste, apparenté au diable, accélère le temps, ce qui m’a intéressé en tant que magicien mentaliste. J’ai pensé que l’Humain était devenu ce diable qui allait contre la nature et qu’il fallait au contraire décélérer le temps.
Quelle est la place de la musique dans la trilogie ?
Dans Ferfeu, la place du rythme sera centrale, évoquant celui de la forge. Dans Harbre, on exploite des sons naturels comme celui du vent. Dans Ieau, la composition est plus planante. En fait, la musique est comme un outil cinématographique qui a une influence inconsciente. Chaque création présente un dispositif différent, comme des sons en multidiffusion qui encerclent le spectateur. Après un travail sur des musiques du répertoire, j’avais envie d’aller ailleurs, d’expérimenter sur la musique électronique. Je travaille pour Trilokia avec David Hermon, alias Cosmic Neman. Même si je suis souvent seul sur la piste, ce qui évite les compromis, j’aime travailler en équipe. On est plus intelligent en groupe.
Vous créez vos scénographies, vos agrès. D’où vient ce choix ?
C’est un héritage : mon père savait travailler les matières. Je veux aussi qu’on puisse imaginer que l’agrès ne sert pas seulement au spectacle mais possède une vie en dehors de lui. Et puis, pour moi, le cirque, c’est « le jamais vu ». Je cherche pour cela à construire quelque chose d’unique. Je me pose contre les Décathlons du cirque, où on a tous les mêmes agrès. De la même manière, j’ai créé aussi des logos alchimiques pour chaque spectacle et des titres qui sont des matrices d’images, une matière à rêver.
Pouvez-vous nous parler du dernier né de la trilogie ?
On a travaillé sur l’équilibre entre péril et fascination du feu. La scénographie présente des murs rouillés, comme par l’oxydation du feu. Le chapiteau a la forme du volcan. Je suis très inspiré par les arts plastiques. Ferfeu est le temps le plus spectaculaire et celui où on est le plus proche du spectateur.
Des projets ?
Ma prochaine création Inertia explorera l’inertie qui pousse l’humain à suivre une pente, même quand cela sent le roussi. Je veux créer avec les forces naturelles sans les instrumentaliser. Et puis, dans un monde où on survalorise la jeunesse, j’aimerais créer un lieu de transmission qui permette aux artistes chevronnés de rencontrer les plus jeunes. Il faut du temps pour acquérir une technique de cirque, sans quoi on risque de céder à la facilité. Les plus expérimentés peuvent donc faire profiter de leur riche cheminement. Ce lieu serait précisément lié au chapiteau que nous avons conçu pour Ferfeu. 🔴
Propos recueillis par
Laura Plas
Trilokia, de Jani Nuutinen
Site de l’artiste
Durée : 2 h 30
À partir de 12 ans
Le Sirque • 6, place de l’Église • 87000 Nexon
En partenariat avec Le Théâtre de L’Union, CDN du Limousin et en coréalisation avec l’OARA, agence culturelle en charge du spectacle vivant de la Région Nouvelle-Aquitaine
Les 10 et 11 mai 2024 à 20 heures
Navette au départ du Théâtre de L’Union à 19 heures
Réservations : 02 33 76 78 50/ Le Sirque : 05 55 00 98 36 ou en ligne (billetterie de l’Union) en ligne (billetterie du Sirque)
De 12 € à 20 € (navette comprise)
Tournée :
• Du 13 au 15 septembre, Burgos (Espagne)
• Du 13 au 19 novembre, Les Subs, dans le cadre de La Nuit du Cirque, à Lyon
• Du 23 au 26 janvier 2025, dans le cadre de La BIAC / accueilli par le Théâtre d’Arles, en partenariat avec Le Citron Jaune, Scènes & Cinés et Archaos
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Intumus Stimulus, Jani Nuutinen, La Route du Sirque, par Léna Martinelli
Photos
• Une : « Ferfeu » © Philippe Laurençon
• Mosaïque : « Ferfeu » © Philippe Laurençon ; « Harbre » © Vincent Muteau