Beau et décousu,
le drôle de Léviathan d’Aurélien Bory
Par Lise Facchin
Les Trois Coups
À partir de l’ouvrage « Espèce d’espace » de Georges Perec, Aurélien Bory a monté un drôle de spectacle ponctué de moments de grâce, une sorte de forme étrange dans laquelle le spectateur est transbahuté d’un registre à l’autre, souvent hélas sans trop savoir pourquoi.
L’univers de Perec est mystérieux, mathématique, kabbalistique presque. Sa littérature se déploie de secrets en ellipses, de codes en symboles, de correspondances en géométries. Un spectacle limpide était donc chose aussi peu probable que souhaitable ! D’autant plus qu’Aurélien Bory sait de quoi il parle. Cheminant avec l’œuvre de Perec depuis de longues années, il a accompli un lourd travail de recherche tourné autant vers l’œuvre que l’homme. Il en est pétri.
J’attendais donc un objet scénique hybride certainement, et esthétique, assurément. Ce fut le cas. Les tableaux se succèdent dans une exigence plastique époustouflante, la lumière ne cessant de sculpter, modeler cet espace et ces corps qui « essayent le plus possible de ne pas se cogner » 1.
Dans les mâchoires de l’espace : le mouvement et la grâce
Des artistes de disciplines différentes (cirque, danse, chant lyrique, théâtre) évoluent dans une des scénographies les plus folles et puissantes qui m’ait été donné de voir ces derniers temps. Impressionnante, mouvante, parfois terrifiante et anxiogène, elle se compose d’un gigantesque mur articulé percé de deux portes battantes. Ses métamorphoses sont rapides, saccadées, spectaculaires, et les interprètes semblent se débattre sans fin dans les méandres de cet espace auquel ils ne peuvent que se heurter.
D’un esthétisme précis et intense, Espæce donne à contempler, à rêver, tandis que se déploie et danse, par le truchement de cet effroyable mur, une menace opaque et sourde. Échos certains. La voix puissamment baroque de Claire Lefilliâtre intervient alors comme un baume dans cet impitoyable jeu de l’espace. Sa grâce, d’abord infime, timide, murmurante, s’étend jusqu’à tout envahir, tout recouvrir.
De chaque tableau, il se dégage une créativité et une originalité manifestes. Aurélien Bory trouve, au travers de ses interprètes, mille et une propositions de l’interaction corps-espace, travaillant tout du long le thème de la lecture en facétieux miroir de l’interrogation centrale de Perec : l’écriture. N’avait-il pas écrit : « J’écris : j’habite ma feuille de papier » 2 ?.
Des limites de la connaissance
Malgré toutes ces belles qualités, le spectacle pèche par endroits. C’est qu’Aurélien Bory, tout à sa passion, n’a pas su choisir, diriger son regard de créateur sur un noyau fécond. Pêle-mêle, il semble avoir voulu tout mettre : l’esthétique, la chorégraphie, la kabbale et des morceaux de récit biographique, illisibles, barbouillés tout exprès, émergeant étrangement sur scène.
Deux pôles se dégagent ainsi : le parti de l’esthétisme et de l’abstraction frisant parfois l’Oulipo, et la linéarité de la narration. Entre ces pôles, une disharmonie certaine ou un déséquilibre non exploité et qui laisse un peu pantois. Le déchiffrage, la lecture des éléments en présence est devenue impossible tant le spectateur se trouve démuni devant l’irruption soudaine d’un monde que rien ne l’avait préparé à recevoir. Pourquoi tout à coup un chant s’élève-t-il en allemand ? Pourquoi cette histoire de petit garçon brutalement séparé de sa mère sur un quai de gare ? Pourquoi ce chant en hébreu à la fin du dernier tableau ? Pourquoi une telle discontinuité avec cet univers esthétique et chorégraphique pourtant fascinant ?
À retourner à la source, bien sûr, on comprend : la mère de Perec disparue à Auschwitz, son ombre dans le vide de l’écriture, l’Allemagne du xxe siècle et le deuil inaccompli… Mais alors que devient-on sans le sous-texte ? Peut-être eût-il été sage d’en dire autant sans multiplier les registres de sens ou, tout du moins, en structurant leur présence à la scène. Peut-être encore est-ce une part du choc du fond contre la forme, fond qu’il aurait fallu dans ce cas dissimuler dans la forme aussi profondément que le fit Perec dans Espèce d’espace ? Car « exprimer n’est pas signifier » 3, et inversement proportionnel. Un talent qu’Aurélien Bory possède pourtant, indubitablement. ¶
Lise Facchin
- « Vivre, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner », Georges Perec, Espèce d’espace, éditions Galilée, Paris, 1974, rééd. 2000, p. 16, cité dans la scène d’ouverture du spectacle.
- Ibidem, p. 23.
- Georges Didi‑Hubermann, le Danseur des solitudes, éditions de Minuit, Paris, 2002.
Espæce, d’Aurélien Bory, d’après Georges Perec
Mise en scène : Aurélien Bory
Avec : Guilhem Benoit, Mathieu Desseigne Ravel, Katell Le Brenn, Claire Lefilliâtre, Olivier Martin‑Salvan
Scénographie : Aurélien Bory
Conseiller à la dramaturgie : Taïcyr Fadel
Costumes : Sylvie Marcucci
Dramaturgie du costume : Manuela Agnesini
Lumière : Arno Veyrat
Décor : Sylvain Georget, Patrick Vindimian
Musique : Joan Cambon
Conception technique du décor : Pierre Dequivre
Régie générale : Arno Veyrat
Régie plateau : Thomas Dupeyron, Mickaël Godbille
Régie son : Stéphane Ley
Régie lumière : Arno Veyrat, Carole China
Automatismes : Coline Féral
Opéra Grand‑Avignon • place de l’Horloge • 84000 Avignon
Réservation : 04 90 14 14 14
Site : http://www.festival-avignon.com/fr/
Du 15 au 23 juillet 2016 à 18 heures, relâche le 23 juillet 2016
Durée : 1 h 15
Tarifs : de 28 € à 10 €
Tournée :
- Du 5 au 11 octobre 2016 au Grand Théâtre de Loire‑Atlantique à Nantes
- Les 18 et 19 octobre 2016 au Quartz-scène nationale de Brest
- Le 3 novembre 2016 à l’Archipel-scène nationale de Perpignan
- Les 9 et 10 novembre 2016 au Tandem-scène nationale de Douai
- Les 17 et 18 novembre 2016 à la Maison des arts de Créteil
- Les 8 et 9 décembre 2016 au Parvis-scène nationale de Toulouse – Midi‑Pyrénées
- Du 4 au 8 janvier 2017 au Théâtre du Nord-centre dramatique national à Lille
- Les 12 et 13 janvier 2017 au Volcan-scène nationale au Havre