Dans le tourbillon de la vie
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Pièce tout public de Pauline Sales, « Et puis on a sauté » est un conte teinté de mystère sur le passage de l’enfance à l’adolescence. Le texte, aussi profond qu’empreint d’humour, est sublimé par la mise en scène tonique et inventive d’Odile Grosset-Grange. Une pépite pleine de fantaisie au fort retentissement.
Deux enfants s’ennuient pendant la sieste. À l’étage en dessous les parents, divorcés, parlent planning. Pourquoi les adultes sont-ils toujours occupés à autre chose qu’à l’essentiel ?! Puisque c’est comme ça, il va falloir que Juliette et son petit frère Élias attirent leur attention… Quelle meilleure idée qu’une énorme bêtise, genre une fugue ? Les gamins sautent le pas, littéralement. Patatras ! La corde cède et c’est la chute dans un trou noir. Une fourmi apprend alors au duo les règles d’un jeu inconnu, mais il faut remonter à temps dans la chambre… Lors de cette course contre la montre, les jeunes héros devront se confronter à leurs peurs et élucider nombre de questions philosophiques.
Drôle et rythmée, la pièce nous transporte dans un monde fantastique où présent et avenir se télescopent, où les angoisses sont catapultées à la vitesse de l’éclair. Mais dans cet espace-temps autre, les protagonistes prennent aussi le temps d’empoigner des sujets graves à bras-le-corps : la mort (et donc le sens de l’existence), la séparation (et donc l’amour), l’abandon (et donc l’apprentissage de l’autonomie), l’ennui (et donc la prise de risques). Car, enfin, grandir, qu’est-ce que ça signifie ?
Plongée onirique
Au-delà de la relation familiale, la pièce interroge le décalage entre le monde des enfants et celui des adultes prisonniers d’un mode de vie hyperactif. Et si l’on inversait le cours des choses ? Le temps calme se transforme en péripéties et le burn-out parental devient prétexte à se poser. Elle-même maman très occupée, la metteuse en scène a commandé ce texte à Pauline Sales pour traiter de l’absence. Comment se construire loin de papa maman et hors du temps ?
Odile Grosset-Grange aime aborder des thématiques sérieuses et actuelles à hauteur d’enfants, mais sans édulcorer le propos. Justement, le récit initiatique aide à dépasser ses peurs. Grâce à une écriture à plusieurs niveaux, la jeune autrice ne craint aucun sujet, ni la parité, ni l’émancipation, ni le divorce, ni la sexualité et encore moins la mort.
Si la parole est directe et sans fard, les moyens de la poésie lui permettent également la subtilité. Habile à construire des histoires, Pauline Sales alterne chamailleries, jeux, récits, actions. Qu’elle parle de « gronderies », « câlins », ou encore « fixettes », elle s’évertue à nous toucher sans sensiblerie. Elle considère les jeunes spectateurs comme des individus doués de raison, mais ô combien ouverts à la créativité.
Pirouettes
Les métaphores ne manquent pas. Pour traiter de la peur du vide et d’autres questions vertigineuses, Juliette et Élias « déchirent l’espace-temps » en se jetant dans une aventure rocambolesque. Il ne s’agit pas de rester au fond du trou ! Le texte est émaillé de figures de style évoquant le nombril, l’utérus, le tunnel, les voies à défricher…
La chute se réfère évidemment à celle d’Alice dans le terrier du lapin blanc jusqu’au Pays des Merveilles, sauf qu’ici la faille spatio-temporelle dans laquelle le duo est aspiré est régie par les lois de la physique quantique, là où tout est possible. Cette évasion revêt les atours d’une quête bien plus profonde qu’il n’y paraît. Une trop belle occasion pour ne pas chercher à conquérir cet espace de liberté !
Ici, représenter le hors-champ est un véritable enjeu. Bien que se considérant au centre du monde, les protagonistes ne cessent de franchir des seuils (la fenêtre, la chambre, les étapes de l’existence) et l’imagination est sans limite pour « être là et pas là », « dedans et dehors ». Le décor décline donc les codes de l’animation. Les accessoires sont autant de clins d’œil, comme le caddie en modèle réduit ou la scie démesurée, des jeux d’échelle amusants. Quelques éléments nous ramènent à la réalité, comme l’album photo mais ils sont toujours agrémentés de surprises. La scénographie traduit magnifiquement la dimension fantastique, avec de judicieux éclairages, une esthétique désormais reconnaissable : couleurs vives, cyclos, graphisme… Au même titre que la création sonore, tout en échos, et la musique, entraînante, l’ensemble est au service de ce texte vibrant.
La couleur des sentiments
Portés par cette irrésistible épopée, les comédiens sont formidables. Ils en font des caisses, mais le jeu clownesque est juste. D’ailleurs, les costumes sont à l’avenant. S’emparant des dialogues pleins de malice, Camille Blouet et Damien Zanoly s’engagent physiquement, se lançant dans cet univers à corps perdu, de façon très ludique et dans une belle complicité. Ils ne ménagent pas leur peine pour nous embarquer dans cette histoire palpitante, n’hésitant pas à briser le 4e mur pour s’adresser directement au public et mieux l’inviter à partager leur cheminement.
Traduite pour des représentations en Langue des Signes Français (LSF), la version vue à l’IVT nous a particulièrement séduites car, en prime, on a le point de vue du doudou, présent dans le texte sous forme de jouet mais incarné sur scène par un comédien traducteur. Celui-ci n’est pas placé de côté, comme un simple interprète. Intégré à la mise en scène, Olivier Calcada réalise une composition à part entière. En prenant en charge le point de vue extérieur de celui qui a pour fonction de cristalliser les émotions, faire preuve de compassion, accompagner, rassurer, ce personnage crée une mise en abyme supplémentaire. C’est réalisé astucieusement, puisque ces digressions, commentaires n’entravent pas le rythme – au contraire – et constituent même une autre source d’humour.
Cette adaptation réussie atteste du talent multiforme de la compagnie de Louise, présente sur tous les fronts, cette saison, avec un répertoire très riche, visible un peu partout en France. Normal, c’est du grand théâtre tout public, des plus petits aux parents ayant gardé leur âme d’enfant ! 🔴
Léna Martinelli
Et puis on a sauté, de Pauline Sales
Le texte est édité aux Solitaires Intempestifs
La compagnie de Louise
Mise en scène : Odile Grosset-Grange
Assistant à la mise en scène : Carles Romero-Vidal
Adaptation en scène LSF : Géraldine Berger
Avec : Camille Blouet, Olivier Calcada et Damien Zanoly
Voix des parents : Odile Grosset-Grange et Xavier Czapla
Scénographie : Stephan Zimmerli, sur une idée commune avec Marc Lainé
Lumière et régie générale : Erwan Tassel
Son et voix de la fourmi : Jérémie Morizeau
Accessoires et assistante scénographie : Irène Vignaud
Costumes Séverine Thiebault
Construction, peintures et coutures du décor : Thierry Pinault, Yvonnick Bousso, Sophie Lucas, Laurence Raphel et Catherine Lecorre
Dès 8 ans
Durée : 1 heure
IVT International Visual Theater • 7, cité Chaptal • 75009 Paris
Les 17 et 18 novembre 2023
Tel : 01 53 16 18 18
Tournée ici :
• Le 24 novembre, Théâtre de Chartres, scène conventionnée d’intérêt national (28)
• Les 15 et 16 février 2024, La Garance, scène nationale de Cavaillon (84)
• Les 22 et 23 mai, Le Théâtre de Laval, centre national de la Marionnette (53)
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Cartoon, de Mike Kenny, mes d’Odile Grosset-Grange, par Léna Martinelli
☛ Palmarès Des Grands Prix 2021, Artcena, par Élisabeth Hennebert
Photos : © Matthieu Edet sauf la n°3 © J.-C. Sounalet