Messe païenne en rut majeur
Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups
Fado-blues salé, lamento rock et paroles de morues à la sauce saudade, le nouveau spectacle de Nadège Prugnard grimpe sur la table pour évoquer ses origines portugaises et cracher un « poème parlé-chanté des déracinements ». Servi dans une langue éruptive, incandescente, percussive, il nous colle une sacrée beigne.
No Border, poème uppercut composé dans la Jungle de Calais, nous avait laissé l’image d’une pleureuse grecque contemporaine, « offrant des fleurs à l’exil », perdue, les rangers plantés dans la boue. Voilà que Nadège Prugnard, « fleur pourrie taillée au black métal », ressurgit du terreau de la révolte. Vêtue de cuir et de soie, bottines cloutées, elle arrive sur scène avec un regard noir, déterminé, et, toujours la même question lancinante : « Je suis qui, moi ? ».
Les premiers mots claquent comme un drapeau (noir) : « un cercueil en bois, c’est la forme du Portugal ». Les ombres des chaises renversées se dressent telles des cornes du diable. S’il s’agit bien d’enterrer le père à travers un portrait difracté de l’immigration, l’éloge funèbre paraît émaner d’une pulsion de vie émétique : en effet, une bouillonnante lave aussi anarchique qu’anarchiste est vomie sur scène par les formidables musiciens de Cheval de Trois.
Vous avez dit transgression et chaos ? En effet, les mots ruissèlent, les martèlements rocailleux puissants de Radek Klukowki, le chant des artisans de Jérémy Bonnaud – chapelet de métiers de prolos – se mêlent violemment à des hurlements de femmes, des chants religieux blasphématoires, des images surréalistes à la Buñuel et des réminiscences de Pessoa. On aime puissamment les voix féminines qui renouvellent la tradition du fado ! Du cru, du brut, de l’injonction à jouir, des larmes ! Et la saudade se déverse sur le tout en nappage épais : intraduisible rêverie mélancolique sur l’ailleurs, vide et brûlure d’une distance impossible à combler…
Caillots de mots
Des résidences d’écriture ont eu lieu à Lisbonne, mêlant autofiction et enquêtes de terrain pour explorer la quête d’une patrie, les questions des racines et de l’exil, la réalité d’identités effilochées, entravées par la religion et la politique, voire rapiécées. À l’assaut des clichés, Nadège Prugnard crée une langue guerrière et nous offre une odyssée ultra-lyrique et épique sur un bateau ivre aux grands-voiles chargées d’ombres. On chaloupe autour d’une grande tablée républicaine qui se transforme tour à tour en banquet mystique, en orgie, en ring, en promontoire où gueuler sa liberté, à la Hair. Ou en tragédie en cinq actes traversée de protest songs.
Au centre, on voit Nadège Prugnard fumer, trinquer et vivre – ce qui fait rudement plaisir en ces temps d’asphyxie collective. Surtout, elle « fait poème », elle expulse le mot. Son leitmotiv consiste à ne jamais renoncer à le traquer, puis, à le déplier en grand, en étendard : « si je ne parlais pas, je mettrais sûrement un terme à ma vie ». Il s’agit de reprendre, recoudre, quitte à broder un peu, panser, mais pas poliment, pas en s’excusant, non. En exhibant toutes les cicatrices, en rajoutant un peu de sel sur les plaies. Sa transformation en sorcière rock star accrochée à son micro comme à une bite d’amarrage (quand ça tangue sévère par excès d’alcool, de désir, de désespoir) est un vrai coup de force !
Un spectacle tout terrain
Ce cantique des quantiques ne se réduit pas à un hymne au Portugal des pères, aux valeurs portugaises (triple F : Fado, Fàtima, Football) mais explore mille lieux déchirés et mille voix brisées par l’exil. Il tire dans tous les coins. Il se joue en salle dans un CDN audacieux. On l’imagine assez en cortège de tête ou dans le nuage de gaz d’une ZAD. Il s’apparente aussi à une grande fête de joie, un concert-poème où le « nous » n’en finit pas de résonner en déflagrations d’images oniriques !
Le spectacle s’est joué à huis clos le 15 décembre, date qui aurait dû marquer la réouverture des théâtres. Le jour-même, à midi, le CDN et ses complices avaient élevé leurs voix dans les rues de Montluçon. Carole Thibault, autrice et directrice du lieu, se félicite de cet acte artistique collectif : « Cela fait du bien au milieu de ce merdier. S’il faut désormais faire des manifs pour que l’art existe, on le fera. On va vraiment entrer en résistance. » Partout, sur les murs de son établissement (jusque dans les toilettes !), la présence de mots entre en résonnance avec ce puissant fado furieusement contestataire. ¶
Stéphanie Ruffier
Fado dans les veines, de Nadège Prugnard
Le texte est édité aux Éditions Moires.
Texte & mise en œuvre : Nadège Prugnard
Avec : Laura Tejeda en alternance avec Carina Salavado, Charlotte Bouillot, Nadège Prugnard
Création musicale « Cheval des 3 » : Jérémy Bonnaud, Eric Exbrayat, Radoslaw Klukowski
Scénographie : Benjamin Lebreton
Régie générale : Xavier Ferreira de Lima et Olivier Carton en dialogue avec Yoann Tivoli pour la création lumière
Son : Stéphane Morisse
Accompagnement dramaturgique : Christian Giriat
Regard artistique : Jean-Luc Guitton
Costumes : Séverine Yvernault
Durée : 1 h 20
Théâtre des Ilets • Centre dramatique national, espace Boris Vian • 03100 Montluçon
Les 15, 16 et 17 décembre 2020
Représentations professionnelles à huis clos.
Tournée :
Du 18 au 23 Janvier 2021 Théâtre de l’échangeur à Bagnolet. (93).
Les 4 et 5 février 2021 Théâtre de la Cité à Marseille (13).
Le 12 mars 2021 Théâtre Antoine Vitez – Scène Conventionnée à Ivry-sur-Seine – à confirmer.
Tournée des ATP, Amis du Théâtre Populaire :
Le 12 février 2021 ATP de l’Aude, Théâtre municipal Na Loba à Pennautier (11).
Le 16 mars 2021 ATP de Nîmes, Théâtre Municipal Christian Liger à Nîmes (30).
Le 18 mars 2021 ATP de Lunel, Salle Georges Brassens à Lunel (34).
Le 20 mars 2021 ATP de Villefranche-de-Rouergue, Théâtre Municipal de Villefranche-de-Rouergue (12).
Le 23 mars 2021 ATP de Roanne, Théâtre Municipal de Roanne (12).
Le 25 mars 2021 ATP d’Orléans, Théâtre Municipal Gérard Philippe à Orléans (45).
Le 30 mars 2021 ATP de Dax, Théâtre de l’Atrium à Dax (40).
Le 7 avril 2021 ATP de Poitiers, Théâtre auditorium à Poitiers (86).
Le 13 avril 2021 ATP d’Avignon, Théâtre Benoît XII à Avignon (84).
Le 15 avril 2021 ATP d’Uzès, Salle de l’Ancien Evêché à Uzès (30).
Le 17 avril 2021 ATP de Millau, Théâtre de la Maison du Peuple à Millau (12).
Le 20 avril 2021 ATP des Vosges, Auditorium de la Louvière, à Epinal (88).
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