Denis Lavant fait son Céline, incognito
Par Olivier Pansieri
Les Trois Coups
« Faire danser les alligators sur la flûte de Pan ». Qu’es aquò ? Le titre d’un spectacle sur et avec, pour ainsi dire, Louis‑Ferdinand Céline. C’est Denis Lavant qui l’incarne, le mot est même faible, dans un montage d’Émile Brami, mis en scène par Ivan Morane.
Ce petit bijou de mélancolie, de verve et d’humour se niche là-bas, au fond des bois, tapi dans la programmation du Théâtre de l’Épée-de‑Bois. À croire qu’ils l’ont fait exprès de le planquer, l’un avec son titre, l’autre avec ses principes. Denis Lavant ou Tartempion, là-bas c’est pareil, paraît-il. On se permet d’en douter. Enfin, nous on vous le dit : le grand Denis Lavant prête son incroyable talent à l’immense Céline, et c’est un évènement. Pour concevoir ce voyage au bout de la vie de l’écrivain, devenu infréquentable, Émile Brami a pioché intelligemment dans sa correspondance. Pour quelques instants, ce spectacle nous ouvre les portes du sanctuaire, où rêvasse avant de disparaître le reclus de Meudon.
Évidemment, la grande salle, lambrissée de bois blond, de L’Épée de bois rend mal le légendaire pavillon vétuste, moche, inchauffable, dans lequel Céline acheva de se tuer à l’ouvrage. Son secret, sa fierté, son défi aux autres, plumitifs flemmards en comparaison. Des cordes traversent l’espace, l’homme avait l’habitude d’y accrocher tout bonnement ses brouillons, à l’aide de pinces à linge. « Vous voyez, nous dit-il. Je vous donne les clefs, le mode d’emploi. Voici comment je m’y prends… » Guide et hôte d’un musée fait d’une table, d’un lit, d’un escabeau et, clin d’œil à Lucette, d’un piano. Disparaissant, tel un oignon, sous des couches de laine, le voici qui erre dans l’immensité de ses ruminations.
Gestes précis, tatillons, visage buriné, démarche lente et sûre de spectre, Denis Lavant ne joue pas : il est le personnage. Un mélange de cancre au piquet, de rentier grincheux et de tribun génial. Oui, on sait, ses délires criminels, son antisémitisme regrettable, odieux, infect, impardonnable. Brami ne passe pas l’éponge, le racisme, il connaît. Mais Céline, c’est tout de même le plus grand écrivain français du xxe. Et, qu’encore l’an dernier, le 21 janvier exactement, Frédéric Mitterrand lui ait refusé la dérisoire célébration nationale en dit long sur le cas. « Céline, ou l’art de se mettre dans son tort » titrait naguère un numéro spécial des Nouvelles littéraires. Trente ans plus tard, on en est exactement au même point. Et pas que sur le plan littéraire, dirait-on…
Le procès des minus
Mais ni Brami, ni Morane, ni donc Lavant ne s’attardent sur cet aspect, on le répète, archirebattu de « l’affaire Céline ». C’est à un autre procès, autrement subversif, qu’ils nous invitent les bougres, celui des minus. Des faiseurs, des pseudo-génies, des pleutres, des bons apôtres, des Fouquier-Tinville de la plume, des girouettes, des fonceurs prudents, des papes et des papesses, et des gens du métier, comme dirait Vian. Céline, impérial, les dénonce, les défie, les attend dans sa souricière à prétentieuses nullités. Ce Céline-là, c’est Zorro. Il marque d’un « Z » qui veut dire « zéro » un réjouissant nombre d’imposteurs. Cela va de Malraux à Aragon, en passant par Sartre, sa bête noire.
Le malheur a voulu pour eux qu’il les ait lus. Car, c’est le grand « scoop » de la soirée : Céline a lu tous ses concurrents, ou presque. Ils les sort, un par un, d’un grand carton, sous la forme d’un de leurs livres qu’il relit un instant, puis rejette au loin, décidément conforté dans son exécration, réelle ou feinte, de la « littérature ». L’adaptation ne dit pas que Céline ment, presque toujours. Sauf quand soudain il évoque, faune presque guilleret, « … le mouvement des rigodons de nos vies, sur le rouet des Parques » avant d’aller se mettre au piano.
Là, on assiste, chose rare, à une sorte d’osmose entre l’acteur, le texte, l’écrivain et le propos. « Mon Dieu, que ce serait agréable de garder tout ceci pour soi. Plus dire un mot, qu’on vous foute extrêmement la paix… » soupire-t‑il. Et Denis Lavant de nous interpréter un air de sa composition, une valse à la Chostakovitch, sidérante comme lui. ¶
Olivier Pansieri
Faire danser les alligators sur la flûte de Pan, de Louis‑Ferdinand Céline
Adaptation : Émile Brami
Mise en scène : Ivan Morane
Avec : Denis Lavant
Lumières : Nicolas Simonin
Décor et costumes : Émilie Jouve
Photo : © Mélanie Autier
Coproduction Réalités et compagnie Yvan‑Morane, Scène nationale du Trident de Cherbourg, Scène nationale de Montbéliard, Théâtre Daniel‑Sorano de Toulouse, Festival de Figeac
Extrait du spectacle : http://www.youtube.com/watch?v=PhJry-293LQ
Théâtre de l’Épée-de-Bois • la Cartoucherie, route du Champ-de‑Manœuvre • 75012 Paris
Réservations : 01 48 08 39 74
Du 13 mars au 15 avril 2012, du mardi au samedi à 21 heures, dimanche à 16 heures
Durée : 1 h 40
18 € | 14 € | 12 €