Antigone n’est pas rééducable
Par Jean-Noël Martin
Les Trois Coups
La mémoire, ça peut s’entretenir avec de la vitamine « T », comme théâtre. C’est ce que nous démontre Anton Kouznetsov. Rejouer l’évènement, c’est le donner à vivre, et quand on a vécu quelque chose, on « imprime » sans mal. Comme on le dirait d’une blessure, ici on suture de la mémoire.
Côté jardin, huit jeunes acteurs et actrices vêtus de noir sont assis en rang, une valise à leur pied. Masqués par les jeux d’ombre, ils ont rendez-vous avec le chant d’Anna Politkovskaïa *. Ici, on ne peut faire l’économie d’un bref historique. En 2005, Vladislav Surkov, le collaborateur de Poutine, déclarait : « Les ennemis de l’État se divisent en deux catégories : ceux que l’on peut raisonner et les autres, les non-rééducables ». Moscou, le 7 octobre 2006 : la journaliste Anna Politkovskaïa est retrouvée assassinée devant son ascenseur. Quatre ans plus tard, on ne sait rien des commanditaires.
Courageuse, méprisant les menaces, Anna Politkovskaïa gênait. Avec ses armes, l’honnêteté et le talent, elle osait affronter l’arbitraire le plus brutal. Avant elle, son journal, Novaïa Gazeta, avait déjà perdu plusieurs journalistes dans des conditions similaires. Vingt et unième sur la liste des journalistes assassinés depuis que Poutine est au pouvoir, ce meurtre prend une dimension singulière quand on sait que le 7 octobre 2006 est la date anniversaire du « tsarillon » en place. Cette vie soufflée comme une bougie était-ce un cadeau pour complaire au chef du Kremlin ou bien s’agissait-il d’une manœuvre pour le désigner comme instigateur ? Nous sommes en Orient, rien n’est jamais sûr, et les ombres ont parfois plus de consistance que la lumière. Ici, en France, notre goût pour les vérités cartésiennes ne nous aide pas à saisir les subtilités du billard russe…
Anton Kouznetsov a opté pour une forme dépouillée, qui joue une distanciation qu’un Brecht n’aurait pas désavouée. Le texte sans fioritures de Massini dessine des situations où l’absurdité le dispute à l’horreur. Puis viennent ces moments où ce qu’il reste d’humanité paraît aussi incongru qu’un cheveu sur la soupe. C’est de cela qu’il fallait témoigner, de ce qui donne à l’immonde son statut de normalité. Par bribes, l’effroi refait surface, une tête exhibée en trophée, les viols, une liste d’exactions dont l’accumulation finirait par banaliser l’atrocité… En contrepoint, le quotidien à Grozny où tout est problème : manger, boire, dormir, circuler… Pour chacune de ces activités vitales, on risque le racket, la torture ou la mort pour soi et les siens. La valise que porte chaque acteur, dont la poignée permet de saisir ce qui reste du réel, est un bagage à la fois fragile, cruel et essentiel. L’accessoire devient tour à tour dossier, télé, tombe, oreiller, etc. Mille fois dans mille théâtres, on y a vu l’acteur et sa valise errer. Ici, les valises sont vides parce qu’il y a danger. Danger d’oubli, de normalisation, aurait-on dit en d’autres temps. Portez votre part de bagages, prenez un peu de cette mémoire : c’est ce que nous disent ces voyageurs de la réminiscence. Il n’y a rien là qui ne soit de l’ordre du devoir. Tout relève de l’évidence qu’il y a à faire vivre cette histoire de courage. Voir jouer Femme non rééducable, mémorandum pour Anna Politkovskaïa, c’est fortifier la mémoire collective.
Quelque chose de chamanique
Il faut voir ce combat inouï entre une Antigone d’aujourd’hui et les Créon de toujours. Sur le terrain, elle refusait de choisir entre le russe ou le tchétchène. Elle osait affronter la complexité, elle faisait son travail en sachant que du pot aux roses à la couronne mortuaire, il n’y a pas toujours très loin. Peu encline à faire dans l’immersion factice, dès lors que l’on s’en prenait aux droits de l’homme, elle n’épargnait personne. Pour dire cela, il fallait un théâtre de la nécessité, avec sa part de fièvre urgente et ses maladresses. Pas le temps de s’encombrer d’un professionnalisme virtuose. Retrouver les traces de cette passion qui animait Anna Politkovskaïa, c’était la mission d’Anton Kouznetsov. Avec ses huit actrices et acteurs, fondus dans une sorte de gémellité obscure, abandonnant leur nature au profit d’un puzzle qui les dépasse, on touche à quelque chose de sacré, de chamanique. Quelques chants russes superbes nous emportent au-delà des frontières de la raison vers des moissons qui ne sont pas de ce monde. Loin de toute incantation, un murmure insistant nous rappelle cette idée simple : quand on ne nomme plus les êtres, ils disparaissent. Alors, dire ce nom d’Anna Politkovskaïa, c’est déjà lui rendre justice. ¶
Jean-Noël Martin
* Anna Politkovskaïa a couvert la seconde guerre de Tchétchénie, le massacre de Beslan, la prise d’otages de la Doubrovka…
Femme non rééducable, mémorandum théâtral sur Anna Politkovskaïa, de Stefano Massini
L’Arche éditeur
Traduction : Pietro Pizzuti
Mise en scène : Anton Kouznetsov
Avec : Yannis Bougeard, Denis Boyer, Amélie Esbelin, Laure‑Hélène Favennec, Aurore James, Mathilde Monjanel, Aurélie Ruby, Thomas Visonneau
Tous ces comédiens sont issus de la séquence 6 (2007-2010) de l’Académie, école supérieure professionnelle de théâtre en Limousin
Création son et lumières : Jean-Pascal Lamand et Gérard Gillot
Régie son et lumière : Jonathan Prigent et Fabrice Hélion
Photo : © D.R.
Plus d’infos : www.academietheatrelimoges.com
Centre culturel municipal • 7, avenue Jean-Gagnant • Limoges
Réservations et renseignements : 05 55 45 94 17 | 05 55 45 94 18
Jeudi 16 décembre à 20 h 30, vendredi 17 décembre 2010 à 18 h 30
Durée estimée : 1 h 30
8 € | 10 €