Un étrange piège théâtral
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Cyril Teste, comme d’autres metteurs en scène avant lui, s’attaque à l’adaptation théâtrale du film « Festen », de Thomas Vinterberg. Quand l’inceste s’invite dans une fête de famille, c’est le désastre, la déflagration. Or, la forme élaborée ici, entre film et théâtre, ne suscite pas un tel trouble.
On attendait beaucoup de ce spectacle, mêlant les écritures scénique et cinématographique, autour d’un sujet sacrilège. Le film de Thomas Vinterberg, sorti en 1998, possédait un pouvoir émotionnel si puissant ! L’ensemble des règles de Dogma 95 élaborées avec Lars von Trier – le caméscope à l’épaule, l’absence d’artifice ou de musique, l’unité de lieu – servaient une mise en scène fiévreuse, dadaïste, éprouvante, en accord profond avec les thèmes abordés. Le jeu des acteurs, la narration et les mouvements de caméra malmenaient, inquiétaient, angoissaient. Ils conféraient à l’œuvre une intensité inouïe.
L’esthétique de Cyril Teste est tout autre. Tant mieux, mais l’effet produit diffère aussi. Pour commencer, la scénographie glace un peu : l’hôtel particulier, dans lequel le patriarche reçoit pour ses soixante ans, est dominé par des teintes froides, beiges et grises ; il recèle de vitres et d’objets. Une image de perfection bourgeoise se dessine alors : les apparences règnent, mais des ombres s’insinuent, des lieux cachés se dévoilent. Au centre du salon, une grande table de banquet, placée perpendiculairement au public, divise le plateau en deux : la cuisine, côté cour, les chambres des enfants, côté jardin. Cet espace symétrique, qui sépare, ne cesse pourtant d’être contaminé, à l’image de ce que raconte la pièce. En effet, la cérémonie si maîtrisée du maître se trouve parasitée par les souvenirs et les révélations de sa progéniture, ainsi que par les interventions du cuisinier et des serveurs.
Pour figurer davantage cette porosité entre les lieux et les temporalités, ce retour de la mémoire et du refoulé, le metteur en scène a eu la riche idée de ponctuer le spectacle d’odeurs et de sons qui envahissent toute la salle : effluves de sous-bois, de fromage ou de fleurs, babillage d’oiseaux, cloches d’église, ruissellement de la pluie et autres musiques pénètrent les spectateurs. Cette expérience sensorielle ouvre leur imaginaire. Par-delà les faux semblants, une vérité intime cherche à se dire par le biais de réminiscences.
« Something is rotten » (Hamlet)
Ainsi, une impression d’étrangeté se dégage-t-elle du plateau. Lorsqu’on observe de près ce dernier, et tout nous y invite, sa ressemblance avec l’atmosphère du tableau de Corot accroché dans le salon, Orphée ramenant Eurydice (si merveilleusement filmé et mis en exergue, au début et à la fin du spectacle), frappe. Sur scène, les figures s’apparentent à des âmes sans espérance, errant dans la brume, au bord du Styx. Christian, violé durant l’enfance par son père Helge (comme sa sœur Linda qui s’est suicidée un an auparavant), décide d’affronter son Hadès de père. Hanté par le fantôme de sa défunte jumelle, il tente de la délivrer de cette maison infernale où il ne cesse de l’apercevoir, et de se sauver lui-même. Pour ce faire, cet enchanteur adopte plusieurs stratégies : il joute verbalement avec son père et utilise ses visions intérieures pour imposer la vérité. Petit à petit, ce nouvel Hamlet, évoluant sans son Ophélie dans un royaume « pourri », fait d’ombres et de lumière, d’images et de théâtre, prend au piège la « conscience du roi ». Il détruit le film du père. Il lui arrache son public composé de convives violents, racistes et condescendants. Il propose un autre récit.
On en arrive donc au cœur de cette mise en scène, qui tresse écriture scénique et performance filmique, avec un résultat contrasté. La caméra devient un personnage avec lequel jouent les acteurs : ils s’adressent à elle, donc à nous ; ils se déplacent en tenant compte d’elle. Ambivalente, elle est utilisée pour célébrer l’anniversaire du père, pour construire en direct la fiction de Helge. Elle permet aussi à Christian et ses complices de débusquer les mensonges, d’écrire une autre histoire, de montrer ce qui se passe hors-champ. Surtout, elle donne à voir le spectre irreprésentable de Linda. Les usages du film sur le plateau sont donc infiniment riches. Le dialogue entre les arts atteint une grande force, une belle étrangeté, notamment lorsqu’il s’agit d’évoquer le fantôme de la suicidée. Mais le langage du théâtre et du cinéma tendent souvent à se parasiter l’un l’autre, à briser l’émotion.
En effet, le parti pris de filmer les acteurs et de projeter les images en continu, démultiplie les signes et les artifices. Parfois les images en gros plan, qui permettent d’entrer dans la conscience du personnage, ajoutent du sens. D’autres fois, le fait de passer de la corporalité des acteurs à leur image sur l’écran, frustre. Si on se laisse capter trop longtemps par la lumière du film, on ressent moins les interactions, les actions, les gestes, le jeu, sur le plateau. Les deux langages nous sollicitent, mais le fait de circuler entre les deux nous égare, nous piège, dans un enfer assez froid.
La proposition de Cyril Teste, son travail collectif avec MxM et d’autres artistes ne manquent donc pas d’inventivité. Le spectacle possède une tonalité singulière. Mais la performance filmique a des limites. Les comédiens, excellents, empruntent également certaines directions surprenantes : la folie de Christian ne convainc pas ; Helge paraît trop bonhomme. Surtout, cette cérémonie qui sollicite tellement l’œil ne remue pas assez les tripes. ¶
Lorène de Bonnay
Festen, de Thomas Vinterberg et Mogens Rukov
Adaptation théâtrale : Bo Hr.Hansen
Adaptation française : Daniel Benoin
Le texte est édité aux éditions de L’Avant-scène théâtre
Mise en scène : Cyril Teste
Avec : Estelle André, Vincent Berger, Hervé Blanc, Sandy Boizard ou Marion Pellissier, Sophie Cattani, Bénédicte Guilbert, Mathias Labelle, Danièle Léon, Xavier Maly, Lou Martin-Fernet, Ludovic Molière, Catherine Morlot, Anthony Paliotti, Pierre Timaitre, Gérald Weingand, Laureline Le Bris-Cep
Durée : 1 h 50
Photo : © Simon Gosselin
Odéon Théâtre de l’Europe – Ateliers Berthier • 1 rue André Suarès• 75017 Paris
Du 24 novembre au 22 décembre 2017, du mardi au samedi à 20 heures, le dimanche à 15 heures
De 8 € à 36 €
Réservations : 01 44 85 40 40
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