Quand le théâtre se déplace
Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups
Prenant au mot l’invitation de Bruno Latour à atterrir, le festival Sur Terre #2 initié par la scène nationale de Besançon alerte sur l’urgence environnementale. Brisant le cube noir et jouant avec la notion de spectacle, il propose des expériences insolites qui renouvellent la place du théâtre dans la cité.
Tandis que les jeunes bisontins battent le pavé pour la manif climat et qu’un nouveau Soulèvement de la Terre tente de sauver de la bétonisation une zone humide de la ville, les 2 Scènes se mettent au diapason des inquiétudes écologiques qu’aucune politique ambitieuse ne vient apaiser. La programmation annuelle de cette scène nationale, fortement ancrée dans les problématiques de l’anthropocène, enfonce le clou vert avec le deuxième épisode du festival Sur Terre. En mêlant fiction et réalité, geste et pensée, arts sciences et philosophie, elle tente de déplacer les imaginaires, comme les corps.
En 2021, ce sont six artistes de disciplines différentes qu’elle avait tenté d’agiter en interrogeant leur rapport à la médiation culturelle. Durant une semaine de labo, elle leur avait fourni des outils inattendus : tarot, méditation, débat dans les arbres, rencontre de collapsologues et d’anthropologues… De nouveaux sillons à explorer ?
S’agit-il de placer le théâtre public en position de lanceur d’alertes ? L’information, rapports du GIEC en tête, ne manque pas. Réchauffement climatique, fonte de la banquise et des glaciers, disparition des espèces, pollution des océans… Le désastre en cours se lit partout. Le spectacle vivant, miroir tendu, aurait-il un rôle à jouer dans la prise de conscience collective d’un nécessaire changement des comportements privés, gouvernementaux et industriels ? Les 2 Scènes, convaincues de la nécessité de décloisonner les pratiques, choisissent le pas de côté en misant sur la transmission et le participatif. Sur Terre #2 déplace littéralement le public, l’invite à ne plus être réduit à l’état passif de spectateurs.
On air / No air
Sur le plateau, le théâtre politique se fait souvent, et parfois jusqu’à la nausée, le relais de la solastalgie, cette mélancolie écologique contemporaine. La mélancolie, c’est bien le terreau favori des vivariums de Philippe Quesne, ces espaces fantasmagoriques où l’on caresse le « malgré tout », la beauté de l’inutile ou de l’obsolète, les derniers soubresauts de l’art conçu comme un refuge dans un monde en déliquescence.
Dans Farm fatale, on retrouve un artificiel décor blanc, la marque de fabrique du plasticien. Il y pose un quatuor d’épouvantails qui, vaille que vaille, se repasse en boucle des chants d’oiseaux disparus, entonne des chansons tristes et des slogans de militants de type XR ou Alternatiba qui n’effraient plus personne. L’épouvantail, obsolète, au chômage technique, se fait l’incarnation de l’impuissance de la parole, le témoin des désarrois du monde paysan : épuisé, bio-déprimé, suicidé, rongé par le cancer provoqué par les pesticides, vendu à la grande industrie…
Comme toujours chez Philippe Quesne, le temps se dilate, les corps costumés sont chiadés : l’épouventail est un mix entre zombie claudiquant, monstre à la Elephant Man et masque rappelant les tueurs en série de film d’horreur. La musique adoucit les mœurs. De-ci de-là, une petite joie aussi fragile qu’un fantôme de dernière abeille nous saisit. La radio post-apocalyptique ne joue plus que pour des animaux en peluche ou en plastique. Même si on nous entourloupe avec des œufs, dont les lueurs phosphorescentes ont tout l’air nucléaires, on ne sent guère de fol espoir. On reste dans un théâtre du constat du désastre, du lamento, à peine une ébauche de révolte.
Pister et s’émouvoir
La démarche de la compagnie L’iMaGiNaRiuM de Pauline Ringeade est tout autre. « C’est en philosophe que je vais vous parler des animaux », annonce la dynamique et charismatique comédienne Éléonore Auzou-Connes qui porte avec brio l’adaptation d’un texte de Baptiste Morizot. Dans Pister les créatures fabuleuses, elle titille notre désir d’exploration en nous entraînant dans son sillage à suivre les traces des loups et à humer les incroyables informations contenues dans leurs laissées. Hymne aux pouvoirs du récit, célébration du contact, le plateau se mue en un lieu à la fois scientifique et sauvage où l’on redevient attentifs ensemble. Le son, particulièrement travaillé, fait galoper gaiement notre l’imaginaire. L’histoire de nanulak, fruit des amours du grizzli et de l’ours blanc, met en sourdine notre peur du changement. Un régal et un réconfort !
En écho à cette manière de nous re-sensibiliser au monde « par-delà nature et culture », le festival propose également un cycle de conférences. Joëlle Zask, philosophe qui s’interroge tant sur le rôle des places publiques dans les villes, que sur les causes et conséquences des méga-feux, présente un petit ouvrage pédagogique pour affronter un ours, un moustique ou un chien errant. Philippe Descola, à l’approche écologique subtile, nourri par la rencontre des Indiens Jivaro, Achuar et autres peuples animistes, invite à un dialogue avec plantes, animaux et interroge les « formes du visible », dans un ouvrage s’intéressant à la figuration dans l’art. Un moment réservé aux initiés.
Au théâtre de la présence et de l’invisible
Là où la programmation du festival prend des risques, c’est dans de nombreuses propositions singulières où la ligne entre réalité et fiction s’estompe. Les 2 Scènes invitent, à proprement parler, à sortir du théâtre. Le spectacle devient expérience immersive : marche, récolte, parole… Le corps s’engage. À cet égard, la proposition faite par Hervé Brugnot est pour le moins déconcertante. Inspiré par la pensée du psychanalyse Gustav Jung et la culture amérindienne, il propose au public de créer dans le parc de la Grange Huguenot une Roue des animaux, initiation à l’écopsychologie et au land-art. Chacun est invité à se rapprocher de son animal totémique et à penser son parcours de vie, en lien avec de grands caractères archétypaux. Dans les odeurs du petit matin et la douce érudition de l’intervenant, l’expérience provoque une connexion bienvenue à soi et aux autres vivants.
Radio Arbres, animée par Laetitia Dosch est aussi déroutante et joueuse. Cette libre antenne ouverte aux plantes se met à l’écoute de l’hélianthe, aux racines invasives, cherchant son chemin pour ne pas gêner les autres. Elle donne la parole à l’aulne qui déplore la disparition des bécassines de marais, comme au bouleau qui suggère une grève de la soif pour réveiller les humains indifférents. Le cèdre du Liban sous lequel s’enregistre l’émission passe aussi un coup de fil. Les appels proviennent d’auditeurs qui, véritablement attachés au sort des arbres qui les entourent, leur prêtent voix. Un bel exercice d’empathie ! L’émission, en direct, se finit sur l’éloge, par un noisetier, de la guérilla de l’amour et du désir. Les 2 Scènes ne se contentent plus de programmer des spectacles ayant pour vocation de représenter le monde, mais, via des dispositifs originaux, nous transportent vers d’autres façons de le saisir.
Dans la forêt, marche nocturne en sous-bois, semble réunir toutes les pistes ouvertes par la programmation de Sur Terre #2. Cette quête de sens orchestrée par Massimo Furlan et Claire de Ribaupierre propose aux « spectateurs » de se mettre dans les pas d’un guide, à la queue leu leu (comme les loups, étymologiquement). Ils deviennent les regardés de la forêt dans un théâtre aux frontières poreuses. En vérité, mieux ne vaut pas trop en savoir sur cette parenthèse enchantée à l’écoute des animaux qui tentent de rester invisibles, de nos pieds qui nous informent des reliefs du terrain. Dans le noir, l’expérience du numineux, teintée de terreur, mystère et respect, se déroule sous le regard des grands arbres sombres.
Katie Mitchell, en 2012 au festival d’Avignon, avait renoncé à « faire spectacle » avec Ten Billion, conférence sur l’eau et les émissions de CO2. Serait-ce à dire que désormais le théâtre ne peut plus rester enfermé dans sa boîte noire et se doit de nous rendre poreux et réactifs aux cris du monde ? Devons-nous réapprendre à aiguiser notre sensibilité ? ¶
Stéphanie Ruffier
Du 21 au 27 mars 2022
Les 2 Scènes, scène nationale • Théâtres Ledoux et L’Espace • 25000 Besançon
De 2 € à 34 € (accès à l’intégralité du festival)
Farm Fatale, de Philippe Quesne
Conception, scénographie et mise en scène : Philippe Quesne
Interprétation : Léo Gobin, Anne Steffens, Sébastien Jacobs, Nuco Lucas, Gaëtan Vourc’h
Costumes : Nora Stocker
Masques : Brigitte Frank
Création son : Robert Göing
Tournée :
- Du 30 mars au 3 avril, Théâtre Vidy-Lausanne, en Suisse
- Les 16 et 17 juin, Festival Latitudes contemporaines, à Lille (59)
- Les 22 et 23 juin, Malraux scène nationale, à Chambéry (73)
- Le 2 décembre, Théâtre de Mende (48)
- Les 13 et 14 décembre, La Comédie de Valence, CDN Drôme Ardèche (26)
- Les 10 et 11 mai 2023, TAP, scène nationale à Poitiers (86)
Pister les créatures fabuleuses, de la Cie L’iMaGiNaRiuM
Adaptation du texte éponyme de Baptiste Morizot aux Éditions Bayard
Mise en scène et adaptation : Pauline Ringeade
Jeu : Eléonore Auzou-Connes
Dramaturgie : Marion Platevoet
Costumes : Aude Bretagne
Scénographie : Floriane Jan, Cerise Guyon
Création et régie lumière : Fanny Perreau
Tournée :
- Du 6 au 9 avril, Théâtre d’Angoulême, scène nationale (16)
Dans la forêt, projet de Massimo Furlan et Claire de Ribaupierre
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Farm fatale, dans la sélection théâtre, de la rentrée 2020, par Léna Martinelli
☛ La Crèche à moteur, Cie OpUS, par Stéphanie Ruffier