Celles qui brûlent
Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups
Gêneuse, insoumise, femme puissante, chamane sur Instragram… Trois spectacles du « Grand brasier » questionnent la figure de la sorcière. Quels atours peut-elle bien revêtir, aujourd’hui, dans notre société ? « Révolutionnaire, amoureuse, autrice », dégaine Nadège Prugnard, flamboyante !
Revendiquant la place des femmes dans l’art et la culture, Carole Thibaut et Laëtitia Guédon ont réuni autour du chaudron une équipée d’artistes, metteuses en scène et performeuses. Cette programmation baptisée « Le Grand Brasier » interroge l’éco-féminisme comme la lutte armée, les réseaux sociaux comme le pouvoir des mots et des corps. Une galerie de portraits de femmes en doute et en lutte nous invite à donner un bon coup de balai dans l’image de l’hystérique.
Éco-morveuse porté par Marie Dilasser et Céline Milliat-Baumgartner oppose, en lecture frontale, une épigone de Greta Thunberg à une vieille féministe matérialiste. Éloge des petits gestes et de la décroissance, contre désaliénation par les études et la carrière. Flic, abeille et ours défendent aussi leurs points de vue. Les plus belles fulgurances proviennent des slogans des manifs : « Moins de banquiers, plus de banquise », « On est plus chaudes que le climat »…
Voyage en chamanie réunit Marion Aubert, Solenn Denis, Coralie Émilion-Languille et Aurélie Van Den Daele autour d’un table, où se côtoient bières, cahiers et pierres magiques. Sont-elles sorcières ou juste « un peu perchées » ? Elles ont digéré Mona Chollet, le sentiment d’imposture et rêvent surtout de non-assignation. Elles explorent les prédictions payées par Paypal, leur punk intérieure, leurs petites histoires de plannings et de paies d’intermittentes du spectacle. C’est amusant, mais la transe ne prend pas tout à fait. La vraie transgression : « Avoir du temps, faire des détours, se mettre pour ainsi dire en congés » ?
Un manifeste rouge et noir
Soudain, la soirée s’enflamme avec la troisième proposition de la soirée : Feu, ceci n’est pas une pipe ni une introduction à la lecture de Karl Marx. Quel titre programmatique ! Une irrévérence qui ne se laisse jamais réduire, ni aux injonctions à une féminité rassurante et servile, ni à une propagande politique. Sur scène, un montage d’images d’archives lèche un squelettique piano monté sur pieds-kalachnikovs. On entend résonner les conditions de détention des femmes engagées dans les groupes armés révolutionnaires des années 1970-1980 : leurs grèves de la faim, l’isolement social, les promenades mains liées, les anesthésies contraintes… On pense aux « sorcières » suppliciées de la Renaissance, aux « folles » internées sous contrainte : les femmes paient cher leurs errances ou leurs pas de côté.
Une amazone de la révolution entre en scène, long manteau de la clandestinité, bottines de cuir, jambes gainées de lumière : c’est Nadège Prugnard qui n’a pas prévu de fermer sa gueule ni de « faire du morse avec sa petite culotte ». Elle déploie le spectre menaçant d’une femme d’envergure, Ulrike Meinhof, et de toutes ces combattantes qui, de la RAF (Fraction Armée Rouge) à Action Directe, ont pris les armes plus littéralement. Le manifeste commence par un cri de guerre : « L’unique chose qui compte, c’est le combat. Tout le reste, c’est de la merde ! » Sans ménagement, il nous pose la question de la légitimité de la violence face à l’impérialisme, au fascisme, à la domination.
Ici, le désespoir politique est épais, on tâtonne dans « cette foutue nuit qui ne tombe pas sur le capitalisme ». Puissant, le texte fait d’abord l’inventaire de tout qui troue le vivant et la beauté. La charge vociférante se mue en adresse amoureuse sur l’impuissance, interroge les pouvoirs de la lutte, de la langue et des sentiments. « Il y a des jours où le poème ne peut rien mon amour. (…) Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Je ne suis pas faite pour l’amour. » Alors elle préfère « tout péter ». Détruire et recommencer. Le verbe éruptif décrit, au pas de charge, les manœuvres pour monter et charger un flingue. Fini le pacte de gentillesse avec le public et le politiquement correct : c’est l’assaut.
Une « poésie centrifuge » qui ouvre plaies et possibles
La deuxième phase passe par une reconquête du corps et de l’espace. Magicienne-Femen, Nadège Prugnard flambe tout. L’apocalypse est spectaculaire. Et son engagement total. Le plateau pète et s’embrase de toutes parts, dévoré par l’hubris, les paillettes dorées, le souffle des rubans noirs, le rougeoiement des fumigènes : les symboles de la passion, de l’anarchisme et de la désobéissance deviennent sortilèges. « Ambiance CGT en roue libre », me glisse un voisin ! Jamais on n’avait vu une scène fermée (cette performance se joue aussi en rue) si désobéissante. Une fumée âcre où se mêlent pétales et pigments rouges affole les visages masqués : « Ça va chier ! »
Mais le vrai pouvoir de la sorcière, on le sait, réside dans ses incantations. Son chant furieux soutenu par le piano est pharmakon : il passe du poison au remède. Il brûle, se brûle, nous brûle au fer rouge du langage. Reste l’amour comme planche de salut et la prise de parole comme infini. On a connu Nadège Prugnard dans une nuit d’ivresse, dans l’errance de la jungle de Calais, dans la saudade du fado… Ici, son corps traverse, une fois de plus, la difficulté de dire et impose sa volonté d’essayer, encore et encore. Quoi faire d’autre ? Ce manifeste nous perfor(m)e. La voix magma, l’insurrection qui ne vient pas, les larmes sous les strass. Pénétration de ceux qui pénètrent. Car oui, ceci n’est pas une pipe, mais une ode au féminin, au clitoris, à l’émancipation comme mouvement d’insurrection mondiale. Un brasier libératoire ! Une purification de l’air puant du patriarcat ! Un grand incendie de tout qui nous fait plier l’échine. Avec cette femme debout en grande prêtresse du sexe-langue qui mitraille. Le piano flambe, la guitare grince, elle poursuit sa quête dans le noir… ¶
Stéphanie Ruffier
Feu, ceci n’est pas une pipe ni une introduction à lecture de Karl Marx, de Nadège Prugnard
Le texte sera prochainement édité chez Éditions Moires
Mise en scène et scénographie : Nadège Prugnard / Pierre Berthelot et Caty Avram de Générik Vapeur pour les effets spéciaux
Création musicale : Renaud Grémillon
Avec : Nadège Prugnard
Durée : 40 minutes
Les Plateaux Sauvages • 4, rue de la Plâtrerie • 75020 Paris
Dans le cadre Du Grand brasier
Les 3 et 4 septembre 2021, de 20 heures à 23 heures
De 5 € à 20 € (prix libre)
Tournée
Les 16 et 17 septembre 2021 à 18 h 30 au CDN théâtre des Ilets dans le cadre des journées du matrimoine, à Montluçon (03)
Le 4 mai 2022, à 19 heures, au Théâtre de Poche, à Grenoble (38)
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Du Fado dans les veines de Nadège Prugnard, par Stéphanie Ruffier