Israel Galván, danseur d’éclats
Par Lise Facchin
Les Trois Coups
Avec une malice lumineuse, Galván combat dans l’arène un adversaire redoutable : le flamenco lui-même et sa rigueur codifiée. Avec une liberté tout animale, il conduit pendant une heure vingt un public béat sur des crêtes inattendues.
C’est vêtu d’un tablier de toile cirée blanche que le danseur entre en scène, l’auditoire encore en train d’installer ses manteaux, sacs et bonnets dans les recoins exigus des rangées de sièges rentabilisés jusqu’à l’inconfort. Silence. Arrivé devant un pupitre, il lit, en espagnol, cinq préceptes du flamenco, du flamenco comme art d’être un Gitan. Ils seront la trame annoncée du spectacle foisonnant qui va suivre, jusqu’à la question qui claque « Suis-je assez gitan ainsi ? », prière de l’adoubement aux allures de moquerie.
Cette introduction, c’est le plongeoir qui nous donne l’élan de nous jeter (ou de nous faire balancer, on ne sait pas très bien) ; la consistance de Galván y semble concentrée : son insolence, sa raillerie lumineuse, son humour toujours inattendu, pertinent, ourlé de rigueur, de netteté, de tranchant, de solennité enfin. Il n’y a souvent que les enfants pour savoir être sérieux, graves, et à la fois d’une légèreté moqueuse et pleine de jubilation franche. Quand il danse, Israel Galván a tous les âges, et me revient alors Peter Handke : « C’était le vivant. Je le voyais même comme le “Fils de l’Homme”, il représentait pour moi tous les âges de la vie en un seul ; et le premier âge surtout » 1.
Brouiller les frontières et danser le silence
Un plongeoir, donc. Est-ce un hasard si le tableau suivant est consacré à l’eau ? Un ballon dans une bassine sonorisée sert de support à la danse et Galván déploie un baile délicat, souple, ondulant… L’orchestre qui l’entoure est disparate : deux cantaores, guitare, basse, percussion, saxophone, violon et… biniou ! Cette formation se fait l’écho du baile de Galván, sautillant avec facétie entre des formes traditionnelles de la musique flamenca et une modernité quasi expérimentale. Petit détail de génie : trois tambours à pédale sont placés, en diagonale, en milieu de scène. Tout au long du spectacle, le danseur viendra les actionner, en point d’orgue de sa rythmique, jouant de la confusion entre le geste et le son d’autant plus que les cantaores se joignent à lui. La question se pose alors : quelle est la ligne de partage de la danse et de la musique ?
Assister à un spectacle de cet artiste étonnant est une expérience de spectateur particulière parce que très intérieure. Il y a si peu de mots et l’on est emmené si loin, si profond ! Ce qu’il convoque est d’une grande puissance mais relève de l’indicible, il n’y a peut-être que la philosophie qui puisse s’en emparer correctement.
D’un geste ou d’un mot, le danseur brise tout. Il brise les rythmes, il brise les tableaux, il brise le temps la lumière, les images qu’il invoque ; il termine, achève dans l’acmé des intensités atteintes dans l’effort. Cela étant, comme l’écrit Georges Didi‑Huberman, « quand il s’arrête, il ne s’arrête pas pour autant de danser. Il danse sans arrêt donc il danse son arrêt […] une sorte de silence du geste » 2.
Sur la longueur, les silences sont extraordinairement travaillés et polymorphes, allant jusqu’à un arrêt, d’une brutalité inouïe, au sommet d’une intensité chorale qui tenait le public par la poitrine. Silence radical, net et noir. Le premier chanteur avait dit « Silencio ! ». Et le mot, en français, restait affiché sur les écrans des sous-titres, la salle plongée dans l’obscurité. Le silence était dicté à notre attitude de spectateur. L’obéissance à l’intimation, d’une violence étonnante, était telle que le silence avait quelque chose de mat, d’épais. Les silhouettes des artistes se découpaient en ombres chinoises, inclus dans l’injonction. Ce n’était donc pas qu’aux spectateurs que le silence s’imposait, et c’est là où Galván est d’une profondeur troublante. Il ne cesse de s’intégrer et de s’exclure de l’arène dans laquelle il évolue. Lui dont la grâce tranchante fend l’espace et se joue de tout ce qui s’installe, se met à distance de lui-même pour se jeter sous ses propres sabots. Tour à tour taureau et matador.
La ligne de partage de la nuit
De sa tenue noire, mate, se dégage le dessin impeccable de ses avant-bras, secs, dans cette position devenue une sorte de garde : écartés sur les côtés et repliés vers l’avant, mains à plat, de chaque bord de la tête. Un homme aux cornes étincelantes dont la lumière semble amoureuse. La manière avec laquelle celle-ci enveloppe ou sculpte ses volumes et ses contours est d’une beauté mystique, celle d’un cierge brûlant devant la Vierge. Cela suffit à ébranler. Son corps entier se joue le jeu de l’absorption / réfraction de la lumière. Lui, avide et désirant, s’offre avec la même grâce aux deux, conscient sans doute d’être un danseur des lignes de partage. C’est un éclat, fait de contrastes radicaux, existant par les crêtes, aussi vivant et profond dans sa virtuosité dansée que dans l’immobilité. L’évocation de la partition sur le pupitre ne suggère-t-elle pas d’emblée le rythme et partant, la pause ou le silence ?
À sa façon, Israel Galván est une rock star. Une vraie. Une comme le rock n’en connaît plus depuis longtemps et ne risque plus d’en connaître. Il est une force qui se rit de tout et de lui-même. Il moque, raille, et brise, avec netteté, précision et jubilation, à la manière de ce pot de terre blanche cassé d’un coup de talon. Il détruit comme un enfant, avec joie, parce qu’il en jaillit des éclats. Et c’est cela son flamenco, des éclats jaillissants. Jusqu’à son titre : Fla.Co.Men., le mot a été disloqué, a giclé en morceaux, puis s’est recomposé, régénéré. Galván s’adresse au flamenco et semble lui dire, mi-rieur, mi-guerrier : « J’ai rompu pour continuer ». ¶
Lise Facchin
- Peter Handke, Par les villages, N.R.F., « Le manteau d’Arlequin », Paris, 1983.
- Georges Didi‑Huberman, le Danseur des solitudes, éditions de Minuit, p. 113‑114. Ce livre est un des plus beaux livres jamais écrits sur la danse et c’est comme si ce spectacle avait été conçu pour lui donner raison. Espérons que l’auteur aille le voir !
Fla.Co.Men., d’Israel Galván
Direction, chorégraphie et danse : Israel Galván
Musiciens : David Lagos, Tomás de Perrate, Eloisa Canton, Caracafe, Proyecto Lorca (Juan Jimenez Alba et Antonio Moreno)
Direction artistique et chorégraphie de Sevillanas : Pedro G. Romero
Mise en scène et chorégraphie de Alegrías : Patricia Caballero
Lumières : Rubén Camacho
Son : Pedro León
Costumes : Concha Rodríguez
Théâtre de la Ville • 2, place du Châtelet • 75004 Paris
Métro : Châtelet
http://www.theatredelaville-paris.com/spectacle-israelgalvanflacomen-957
Photos : © Hugo Gumiel
Du 3 au 11 février 2016 à 20 h 30
Tarifs : Première catégorie 35 € / seconde catégorie 30 € / tarif Jeune 26 € / tarif moins de 14 ans 18 €