Focus catalan à UP Festival
Léna Martinelli
Les Trois Coups
À l’occasion de UP Festival, la Catalogne était en force à Bruxelles avec, pour la première fois à UP festival, une délégation catalane. Trois compagnies étaient aussi à l’affiche, dont Rauxa, qui allie marionnette et cirque avec une infinie poésie, dans un univers surréaliste non dénué de nostalgie. Au contraire, Palimsesta nous a projetés dans un temps présent anxiogène avec une performance qu’on pourrait voir aisément dans une biennale d’art contemporain. Enfin, parmi les projets en cours présentés dans le cadre du focus pro, Manel Rosés Moretó nous a convaincus par sa maîtrise du burlesque et le traitement de son sujet : l’adaptation aux changements de vie.
Composée de 14 structures et de 6 compagnies, la délégation de Catalan Arts était présente au festival afin de renforcer les liens avec les marchés internationaux, notamment la Belgique. La table ronde animée par Trapezi Reus (la Fira del Circ de Catalunya) a exposé l’écosystème du cirque catalan et plusieurs projets ont été vus lors de showcases. 20 minutes ont suffi pour attiser notre curiosité : Akri est un travail que nous espérons suivre. Il est d’ailleurs déjà soutenu par des structures françaises, dont La Cascade, PNC Ardèche Auvergne Rhône Alpes.
Trois compagnies étaient programmées par ailleurs. Dans Histoire de Laine, Xavi Sánchez nous donne à voir tout un monde sans paroles avec un tout petit rien. Une pelote et un ventilateur suffisent à faire naître un acrobate haut d’une quinzaine de centimètres plus vibrant que jamais. Après Théâtre de papier, présenté en 2023, Rauxa a réservé la première à UP Festival. Un privilège quand on connaît l’originalité de cette compagnie.
Issus du Cirque Plume, Xavi Sánchez et Analia Serenelli abordent la marionnette de façon novatrice en y mêlant acrobatie et théâtre de geste. Cette fois-ci, ils expérimentent un autre matériau, tricotant leur récit avec sensibilité et grâce : « Notre approche consiste à guider les marionnettes sans imposer leurs actions. Cela apporte ainsi une fraîcheur au spectacle qui lui, reste continuellement vivant. Nous aimons dire que la marionnette a la capacité de sa propre décision, dans le cadre qui lui est imposé », expliquent-ils.
Sur le fil
Le petit être de leur deuxième opus, évoque celui de la Linea, issu de l’imagination d’Osvaldo Cavandoli, illustrateur italien entré dans la légende télévisuelle. Juste esquissée, une ligne blanche se transforme pour revêtir la forme d’un bonhomme irascible. Le comique de situation flirte avec le slapstick (littéralement « bâton claqueur », humour inspiré des bateleurs italiens).
Histoire de laine relève plutôt du registre onirique. Xavi Sánchez manipule l’énergie du vent afin d’animer sa drôle de marionnette, en conflit, elle aussi, mais moins ronchon. Avec une dextérité peu commune, il parvient à créer sur scène des mouvements variés, nous laisse entrevoir une anatomie, un cœur, une âme. L’art de l’épure. Sa technique est captivante.
La fragilité du dispositif artisanal confère à l’ensemble un charme suranné, d’ailleurs renforcé par des images projetées qui tressautent, en référence au cinéma muet. Entre Chaplin ou Keaton (qui auraient perdu leur humour), le personnage campé par Xavi Sánchez accompagne cette créature, se battant contre elle, mais l’aidant également, construisant un cirque de bric et de broc, tandis qu’il emberlificote la pianiste, pour le moins décalée.
L’aventure est au bout de la pelote ! Dommage que le manipulateur prenne autant de place. Il est surtout caricatural. Ce pauvre bougre dépassé par les événements souhaite-t-il faire passer au second plan les problèmes techniques ? Dévier l’attention sur l’essence de l’art ? Sauf qu’avec cette agitation permanente, le résultat aboutit à l’inverse. Cette réserve n’enlève rien à la qualité de la proposition. Le public est conquis.
Langage de peau, de muscles et d’os
Autre spectacle très original : Masha. Lauréats 2023 de circusnext, Andrea Rodriguez de Liébana et Sergio González sont arrivés au cirque par des voies peu communes : elle est enseignante et architecte ; lui est travailleur social ; tous deux férus de pratiques circassiennes, ont fondé Palimsesta en 2021 afin de développer leurs recherches. Cette performance est déroutante mais intéressante.
Comment donner à voir nos efforts quotidiens pour tenir debout, nous relier, exister ? Après un long préambule pendant lequel deux êtres s’enduisent d’un produit, ceux-ci se déplacent sur une piste étroite recouverte de graisse, elle aussi. Avec obstination, ils explorent ce qui les sépare, ce qui les éloigne, comme ce qui les rapproche.
Au centre de ce dispositif bifrontal, les déplacements vont du sur-place à l’emballement. Malgré l’absence d’expression, les deux interprètes sont tantôt burlesques, tantôt tragiques. Seuls les torses nus parlent : un langage de peau, de muscles et d’os éloquent. Des capteurs sur le plancher amplifient les sons, surtout les glissades et les chutes. Les lumières donnent un relief particulier à ces corps. Sans filtre, la chair, grasse, est exhibée, manipulée, consommable.
D’abord déconcerté, on est vite amusé par ce contrepied malicieux à l’expressivité du tango, aux duos torrides, auxquels les Espagnols nous ont habitués. On décèle d’ailleurs quelques notes entre deux nappes électro. De même, la froideur de l’ensemble tranche avec le clinquant. Certes, les pantalons brillent mais rien de folklorique. Autre clin d’œil : le renversement des rôles traditionnels. Là, c’est la femme qui est « motrice » ; elle fait tourner l’homme.
La lecture de la note d’intention nous éclaire ! Métaphore de nos isolements et de nos tentatives d’y échapper, le duo résiste à ce que l’époque impose à l’individu en proposant : « une histoire critique sur l’annulation du sujet, à travers les nouvelles formes de capitalisme ». En effet, comme sur un tapis roulant, ces corps réagissent de façon mécanique, exécutent une série d’actions interconnectées.
Il faut attendre longtemps avant d’avoir ne serait-ce qu’une once d’humanité dans ce duo réduit à des objets, voire des machines, y compris quand la femme pose les questions au public. Une intelligence artificielle y mettrait plus de sensibilité. Du coup, les spectateurs expriment une indifférence de bon aloi. Comme dans notre société, face à la chosification des humains, au délitement des liens, à la casse sociale, à l’abrutissement. Ce temps d’échanges improvisés est plombant. Sans doute, le but ultime est-il de faire monter une personne sur la piste. Toutefois, on n’a pas besoin de ça pour comprendre la prise de risque, réelle, des acrobates, qui peinent même à s’empoigner.
Dedans, dehors
La chute, elle est aussi au cœur d’Akri, un des extraits montrés dans le cadre du Focus catalan du Parcours pro. Un escalier, une porte. Cet agrès et cet élément de décor s’imposent. Au bord, en déséquilibre, le personnage cherche sa place. Nourrie de techniques clownesques, sa prestation est hilarante. Le désir d’atteindre le sommet et la peur du vide sont propices à quelques situations théâtrales. Outre les cascades, des jeux de mots traduisent ses interrogations d’artiste : comment se renouveler ? Être dedans, c’est peut-être rester trop classique ; être dehors, c’est risquer se couper du public…
« Avec une déjà longue carrière (Cirque du Soleil, Soon Circus Company qui reçoit plusieurs prix), je ne ressens plus le désir juvénile de repousser les limites physiques de l’acrobatie. Je ne pense pas non plus qu’il soit déjà temps de m’arrêter. En quête de nouvelles formes d’expression, je remets donc en question mes activités », explique Manel Rosés Moretó, âgé de seulement 36 ans.
Afin de réfléchir à la nécessité de changement dans son métier, ce dernier explore le concept de seuil. Zones de transition entre deux espaces, l’échelle symbolise l’évolution et la porte évoque le passage. Formidable moyen de rebondir, le trampoline constitue une précieuse source de réconfort au rêve contrarié d’ascension. Franchir un cap, c’est accéder à un espace de liberté. Une aspiration universelle très bien développée dans ce projet. 🔴
Léna Martinelli
Histoire de Laine, de Xavi Sánchez
Site de Rauxa Cia
Avec : Xavi Sánchez (acteur et manipulateur) et Jennifer Aïach (piano)
Musique : Jesús Acebedo
Regard extérieur : Analia Serenelli
Durée : 50 minutes
Dès 4 ans
UP Circus & Performing Arts • Rue Osseghem 50 • 1080 Bruxelles
Les 28 et 29 mars 2024
Tournée ici :
• Le 14 avril, Centre culturel de Werf (Belgique)
• Le 7 juin, Théâtre du Colombier, à Les Cabannes
• Le 4 octobre, Espace Job, dans le cadre de La Biennale des Arts, à Toulouse
• Du 7 au 9 novembre, TNN, à Nice
Masha, de Palimsesta Cia
Page Facebook de la cie
De et avec : Andrea Rodríguez de Liébana et Sergi Gonzalez
Accompagnement artistique et production : Marissa Paituví
Création lumière et technique : Sarah Jenewey
Durée : 60 minutes
Dès 12 ans
UP Circus & Performing Arts • Rue Osseghem 50 • 1080 Bruxelles
Les 26 et 27 mars 2024
Akri, de Manel Rosés Moretó
Plus d’infos
Avec : Manel Rosés Moretó
Technicien et co-création d’espace sonore : Diego Rada
Composition musicale et espace sonore : Lluis Casahuga et Enric Bartumeu
Regard extérieur : Joan Català et Roberto Magro
Collaborations artistiques : Stefano d’Argenio, Fabrizio Gianini, Gina Vila Bruc
Lumières : Luis Portillo
Scénographie : Ulli Ullrich
Costumes : Eli Meoz
UP Circus & Performing Arts • Rue Osseghem 50 • 1080 Bruxelles
Le 28 mars 2024
Dans le cadre de UP Festival, du 21 mars au 1er avril 2024
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ UP Festival 2024, article de Léna Martinelli
Photos :
• Une : « Histoire de laine », Rauxa Cia © Lana
• Mosaïque 1 : © Catalan Arts
• Mosaïque 2 : © Louis Hautier
• Mosaïque 3 : © Louis Hautier sauf la 2 © Christophe Raynaud de Lage
• Mosaïque 4 : © Louis Hautier © Clara Pedrol