Justine Sittu à la conquête de l’espace
Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups
Marre de déambuler docilement dans les quartiers périphériques ? Marre du théâtre de rue cantonné dans les cours d’école ? En plein cœur d’Aurillac, un nouveau collectif proclame « Justine partout, Pauline nulle part ». Au programme, des spectacles sensibles qui prennent le large. Cap sur le vivant !
« Se rassembler », « Exploser l’espace », « Regarder en biais »… Les messages blancs semés sur le bitume du centre-ville par le collectif Justine Sittu intriguent. Les téméraires Fugaces qui s’y connaissent en organisation (elles ont participé à l’aventure du squat le Shakirail et dirigent actuellement Le Lieu, un espace de création appelé à s’agrandir, à Gambais) en sont à l’initiative. Aux côtés de ces amoureuses de la déambulation (on a déjà évoqué leurs dernières créations ici et ici), sept compagnies décident de déserter les zones résidentielles trop calmes et les cours trop confinées pour musarder dans des lieux naturellement animés. Leur épicentre ? La cour de Noailles, ouverte aux quatre vents. Mais tous les recoins et les rues adjacentes constituent leur quartier général.
Beaucoup s’agacent que les arts de la rue se replient de plus en plus dans des courettes à jauge limitée où il ne manque plus guère qu’un toit pour revenir aux conditions du théâtre en salle. Notons que s’ils ne plaisent guère aux commerçants locaux, ces espaces presque clos permettent aux compagnies du off, qui financent très majoritairement le plus grand festival de rue mondial, de se faire quelques sous en y implantant des caravanes buvette et casse-croûte.
Mais revenons à Laura Dahan et Cécile Le Meignen des Fugaces qui n’en démordent pas. Elles, leur tasse de thé, ce n’est pas la cour intérieure avec compteur manuel, nan nan nan, mais l’espace public wide open. Elles décident au printemps de fédérer des énergies pour que les formes hirsutes, en mouvement, regagnent le centre-ville. Ce que ces audacieuses recherchent, c’est le flux de la vi(ll)e, la rencontre avec le badaud, l’incident, la surprise qui alimentent les propositions artistiques. Chaque lundi, une réunion Zoom tente d’imaginer un quartier libre.
Du sur-mesure
Côté programmation, ça donne quoi ? Je suis invisible, se révèle pour le moins in situ. Il faut envoyer un sms à Quasar Quasar pour obtenir l’adresse du rendez-vous matinal. Ce solo s’adapte à chaque ville dans laquelle il déroule sa conférence scientifique intimiste. Un personnage, travailleur inapparent, nous emmène en visite improvisée. Il s’interroge sur les traces, le palimpseste historique des rues, tout ce qu’on ne voit pas au premier regard. Des anecdotes fascinantes tant sur les lieux que sur la science émaillent notre parcours.
Soudain, l’imaginaire nous plonge sous l’eau et la poésie nous submerge. Mais le jeu stressé et bienveillant de Jules Poulain-Plissonneau lasse sur la longueur. Dommage, car ses expériences de philosophie et de physique quotidiennes ont de quoi surprendre et ravir. La patience est récompensée : la dernière partie regorge de perceptions insolites, de moments de grâce, d’idées lumineuses. Gageons qu’en resserrant son discours, ce spectacle déploiera toutes les nuances d’un regard émerveillé sur le monde. On en ressort tout chose !
Faire prendre l’air aux idées
La compagnie Action d’Espace chérit la qualité du toucher et du regard. Son nouveau spectacle, Lumière, ne déroge pas à la tradition. Une meute de quatre danseurs part en quête de sens pour lutter contre notre société individualiste atomisée. Le projet est ambitieux : le chorégraphe François Rascalou rêve de nous transmettre le ravissement qu’il ressent à l’écoute de La Grande table idées sur France Culture. Les danseurs, à la sensibilité vibrante et complice, s’appuient donc sur la diffusion sonore de pistes de pensées. Ce lancer de fusées intellectuelles produit des étincelles de réconfort sur les grands boulevards !
Avec l’astrobiologiste Cabrol ou la philosophe des sciences Vinciane Despret, on respire autrement. Il n’est pas toujours aisé de suivre les extraits de leur pensée touffue diffusée par des hauts-parleurs portatifs, appuis concrets pour les interprètes. Heureusement, la figure du poète, en chemise de satin rouge, nous guide. La danse, plus empirique, dissout l’individualisme. Les corps, tour à tour lianes vives ou communautés furtives, nous traversent, insufflent l’espoir et soutiennent avec force cette opération de vulgarisation scientifique. Réunis en constellation au milieu de la rue, on fusionne.
Des révolutions vraiment en marche
Les Philosophes barbares misent également sur la propagation d’idées nouvelles. La Recomposition des mondes, adaptée de la BD d’Alessandro Pinocchi qui a gracieusement offert les droits sur l’œuvre, prend tout son sens devant la préfecture. Une large banderole est déployée. Une journaliste arrive au milieu de militant·es aux masques animaliers qui clament « big up pour le vivant » et « dédicace aux chenilles processionnaires ». Ambiance Notre-Dame-des-Landes, Soulèvements de la terre ou manif seins nus du samedi. À peine le temps de scander quelques slogans qu’on se retrouve embrigadés dans une déambulation au rythme enlevé. Il s’agit de penser autrement en adoptant des points de vue non-humains.
L’heure est grave, les pinsons radicalisés ont foutu le feu à l’Élysée, le premier ministre se défile et les CRS sont en burn out. En Turquie, le concombre de mer est appelé à gouverner. Les marionnettes servent admirablement le propos : d’une rigidité éloquente, les CRS font bloc, tandis qu’un imposant volatile pose, dans un arbre, la question cruciale : « Pourquoi les gens vont-ils voir des spectacles de rue plutôt que de jeter des cailloux dans les vitrines des banques ? ». Les oiseaux réclament une nouvelle constitution. Le spectacle qui endosse la voix d’une nature qui se défend résonne fort avec la canicule et la foule inflammable d’Aurillac. Une bien belle façon, vive, incarnée, mouvementée, de se faire le relais des luttes.
Où donner de la tête et des jambes ? Toute la programmation de Justine Sittu est un festin de spectacles délicats, de textes cousus main pour la rue, de déplacements qui font sens. La Chaloupe, poing levé, fait flotter les drapeaux rouges dans Octobre, emportante traversée militante sur les pas de Prévert. Un rappel historique indispensable par les mauvais temps qui courent. Et puis on aime tant voir du monde au plateau et le public là encore (sur) entraîné dans des manifs. Profondeur de champ et belles grandes images à foison !
En cavale
Quant à Spen et Lulla, nouvel opus du collectif Xanadou, il commence comme une bluette mièvre. C’est du moins ce que voudrait nous faire croire une sorte de mime Marceau vendeur de glaces. Mais les deux tourtereaux auxquels il aimerait donner les clés du bonheur ne se laissent pas traire. Lulla, toujours en pétard, déboule sur un « connard » tonitruant. Sa mémoire défaillante la condamne au présent. Elle déteste l’arraisonnement et les contrôles, dans les gares comme ailleurs. Elle n’a pas dû apprécier les checks points du festival !
En face, surgi d’un pot de fleurs, Spen est un poète « qui parle au vent, aux pierres et aux roseaux », fuyant les réponses et préférant les questionnements. Quand tout foire, il a la solution : « Je vais me suicider ». S’aimer ? Bof ! La quête d’une philosophie du bonheur (pas celle qui « sent les fleurs de Bach et la barbe à papa ») sous-tend leur rencontre difficile, jusqu’à ce que se pose une question grave. Enfin, « plus ou moins grave ». Que faire du corps ? Oui, celui qu’on a tué. Ça tourne alors en cavale folle. C’est poétique, un peu anar, très bien écrit. Superbe couple impossible, comme on les aime.
Le soir, la convivialité prend le dessus avec le spectacle Vivantsqui s’achève sur une fête de quartier. Fanfare et DJ transforment la cour de Noailles en piste de danse. Et la fiction devient réalité ! 🔴
Stéphanie Ruffier
Site ici
La Ronde et Vivants, Les Fugaces
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Je suis invisible, cie Quasar Quasar
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Lumière, cie Action d’Espace
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La Recomposition des mondes, Les Philosophes barbares
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Octobre, cie La Chaloupe
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Spen et Lulla, Collectif Xanadou
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Festival Éclat • Aurillac (15)
Du 23 au 26 août 2023
Billetterie sur le parvis du Conseil départemental et en ligne
Gratuit
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Le Pédé, Collectif Jeanine Machine, par Stéphanie Ruffier
☛ PLS, la Berroca, par Stéphanie Ruffier