La joie du jeu
Léna Martinelli
Les Trois Coups
Tout droit venue du Québec, La Croustade nous a régalés avec sa proposition sucrée salée, les Français Mathieu Despoisse et Étienne Manceau, as de la bricole, nous ont séduits avec leur approche de la vie à deux (voire à plusieurs !), tandis que la contorsionniste Alice Rende nous a profondément touchés dans « Fora », époustouflante introspection. Trois spectacles francophones où le théâtre a la part belle.
Aux prises avec le temps qui file, Éline Guélat et Vincent Jutras se demandent comment garder leur âme d’enfant. Avec un nom de compagnie croustillant et leur titre indigeste (l’Après-midi tombe quand tes biscuits te ruinent), ils réalisent un ensemble foutraque dont le fil rouge est la joie, résultat de « l’effervescence née de la rencontre entre un petit flocon d’avoine et son sucre caramélisé ». Que ce soit au travail, au quotidien ou face à d’autres obligations, ces deux diplômés de l’École nationale de cirque de Montréal clament, dans un langage corporel évocateur, leur inéluctable penchant pour la légèreté.
Généreux, le duo déborde d’imagination dans l’usage du corps élastique (la contorsion fait partie des spécialités d’Éline Guélat) et de la vélocité. Quand ils ne manipulent pas des objets détournés, dans plusieurs séquences théâtrales, ils exécutent glissades, sauts, empoignades en tout genre. Les acrobaties sont parfaitement chorégraphiées et les numéros sur planche à roulettes originaux. Fondé sur la connivence et la dérision, ce cirque-là fait fi de tout bois et nous invite même dans une cabane en tissus. C’est la deuxième apparition officielle dans un festival européen de cette jeune compagnie, laquelle espère que les grands s’amuseront autant que les petits.
L’amour en kit
Sur une autre thématique, Pling-Klang se veut tout aussi ludique. Deux hommes se livrent ici sur leurs aventures de couple. Portés par un humour acrobatique, Mathieu Despoisse et Étienne Manceau parviendront-ils à monter ces foutues étagères, eux qui ont tant de mal à se caser ? En effet l’axe de leur spectacle est le bricolage. Ils ont eu l’idée de mettre en scène un des défis qui peuvent éprouver les couples : le montage d’un meuble IKEA. Souvenirs, interrogations et désirs, tout en travaillant, les langues se délient.
Absurde, le challenge est de taille, chacun ayant sa propre définition du couple et le service après-vente (d’IKEA) laissant à désirer. Besoin d’un petit coup de main pour déjouer les pièges de la vie conjugale, surtout au crépuscule de votre existence amoureuse ? Et bien débrouillez-vous !
Heureusement, Mathieu Despoisse et Étienne Manceau font la paire. Le premier avait déjà conquis Bruxelles avec son Dad is dead, opus philosophique sur vélo acrobatique d’un couple qui tournait en rond. Le second a notamment dévoilé, chez UP, Vu, où il manipule de petits objets sur une table, comme on dissèque de grands sentiments (lire notre critique).
Dans Pling-Klang , les répliques fusent et tous les coups sont permis, surtout les coups de main. Ces touches à tout (manipulateurs d’objets, jongleurs, acrobates) s’attachent à comprendre, visser et recoller les pièces détachées de l’iconique modèle Kallax, autrement dit l’intrigue romantique contemporaine. C’est surtout un habile jeu de déconstruction. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?
En tout cas, leur complicité fait plaisir à voir. Et celle du public aussi. Il faut dire que le malicieux tandem sait d’emblée instaurer un rapport direct. Conviés à prendre part à la fabrique de l’amour, à travers un dispositif unique imaginé par un ébéniste, nous sommes mis à contribution afin de monter et démonter les gradins qui nous accueillent.
D’abord intriguée par ces préliminaires insolites, j’ai ensuite été touchée par ces confidences. Puis, ai littéralement été séduite par la poésie du décalage et la portée de ce jeu d’adresse. Les pulsations de ces cœurs tendres s’emballent, comme dans une partie de ping-pong : « Aimer c’est attendre ! », dit l’un. Ah ! La crise de la quarantaine… « Contre toute attente, j’ai été cueilli par la jalousie », avoue l’autre.
Car, finalement, qu’est-ce que la « normalité » et comment faire pour y parvenir ? Comme s’il existait un mode d’emploi en la matière… Quotidien, sexualité, modes de vie, système : le duo s’empare du sujet avec une foi inébranlable en l’espèce humaine, malgré sa vision ironique sur les actuelles fondations de la vie en société. Et c’est désopilant.
S’en sortir
La joie, la femme de Fora, coincée dans un espace minuscule, ne l’exprime que de façon fugace ! Pas de jeu ici, dans cette sorte de bocal très haut et étroit, mais un « je » sous pression. Elle s’expose à nous telles ces femmes internées à la Pitié Salpêtrière qui ont inspiré Alice Rende. Alors, quel regard porter sur ce spécimen ? Comment supporter l’insoutenable d’un être écartelé de la sorte, défiguré, manipulé, chiffonné, parce qu’il sort du cadre, justement ?
En portugais, catalan, sarde et occitan, Fora veut dire « dehors ». Tantôt prison, tantôt refuge, cette boîte aux murs invisibles peut tout autant figurer nos propres enfermements, nos démons intérieurs, la matrice de nos comportements. L’émancipation est un moyen de prendre le dessus. Sauf que ce n’est pas si simple, l’échappée belle ! Le vertige de la liberté en décourage plus d’une.
« Allégorie de la condition de celles et ceux qui n’ont pas beaucoup d’espace dans la société », précise l’artiste, Fora est tout à la fois un hymne à la différence et une grimace adressée à l’encontre des dominants. Au-delà de ses muses, Alice Rende questionne la place des femmes dans la société aujourd’hui. Celle qui semble cantonnée à un rôle renverse l’ordre social par sa facétieuse ascension. Reste à trouver sa place, malgré les déterminismes.
Quoi qu’il en soit, le personnage n’a qu’une fixette, entre son besoin d’évasion et le réconfort de son petit monde étriqué : sauver sa peau. On n’a jamais vu un spectacle de contorsion de la sorte. Alice Rende réunit deux pratiques de souplesse et d’illusionnisme : l’entérologie (l’art de replier la totalité de son corps dans une boîte) et l’escapologie (l’art de s’échapper). Elle s’engage sur une voie exigeante et particulièrement innovante, avec un agrès très personnel.
L’acrobate repousse les limites physiques et émotionnelles, par un travail au scalpel. Chaque geste est étudié, chaque posture prend sens, chaque expression révèle l’indicible. L’interprète rend compte avec intensité de sa colère et de ses angoisses, mais aussi de ses doutes et de ses espoirs, dans un arc-en-ciel d’émotions qui laisse entrevoir la beauté de l’âme humaine, derrière le monstre. Elle arrive à nous surprendre : en torsions, y compris sur scène, Alice Rende donne à ressentir la souffrance, tout en nous étonnant par d’impromptus lâcher prises.
Les effets sonores saisissants et les lumières ciselées nous tiennent également en haleine (et pas que les claustrophobes !). La tension dramatique est constante, la dramaturgie nourrie. Nous sommes scotchés par la performance, ébranlés par la puissance du propos, impressionnés par la maturité de cette jeune Italo-brésilienne (sous bannière française), lauréate circusnext 2023. Bravissimo ! 🔴
Léna Martinelli
L’Après-midi tombe quand tes biscuits te ruinent, La Croustade
Page Facebook de la Cie
De et avec : Éline Guélat, Vincent Jutras
Collaborateurs et œil extérieur : Pierre-Louis Renaud, Didier Lucien
Aide à la production et à la conception : Maxime Lambert, Julie Brosseau-Doré
Durée : 65 minutes
Tout public
Maison des culture | MCCS • 4, rue Mommaerts • 1080 Molenbeek
Le 31 mars et le 1er avril 2024
Tournée :
• Du 23 au 26 mai, dans le cadre du Carrefour international de théâtre, à Québec
Pling-Klang, de Mathieu Despoisse, Étienne Manceau, Bram Dobbelaere
Site de la cie
Avec : Mathieu Despoisse et Étienne Manceau
Conseil artistique : Marie Jolet
Création lumière et régie de tournée : Jean Ceunebrouck
Création sonore : Julien Agazar et Roch Havet
Création costume : Natacha Costechareire
Durée : 70 minutes
Dès 10 ans
UP Circus & Performing Arts • Rue Osseghem 50 • 1080 Bruxelles
Le 31 mars et le 1er avril 2024
Tournée ici :
• Les 27 et 28 avril, Houdremont centre culturel de La Courneuve, dans le cadre du festival Rencontre des jonglages
• Le 6 août, dans le cadre de L’Été de Vaour
Fora, Cie AR
Site de la cie
De et avec : Alice Rende
Construction de la scénographie : Benet Joffre et Kob
Création lumière : Gautier Devoucoux
Création sonore : Thomas Baudriller et Chloé Levoy
Accompagnement à la structuration : Lorraine Burger dans le cadre de StudioPACT et la Cie Hors Surface
Durée : 50 minutes
Dès 8 ans
Théâtre Marni • 25, rue de Vergnies 25 • 1050 Ixelles
Les 28 et 29 mars 2024
Tournée : ici
• Du 8 au 16 juillet, L’Atelier – La Manutention, Festival OFF Avignon
• Le 15 novembre, L’Agora PNC, à Boulazac
• Le 16 novembre, Théâtre Eden A4, à St-Jean d’Angely
• Du 10 au 12 janvier 2025, BIAC Archaos PNC, à Marseille
• Le 22 janvier, Théâtre Comoedia, dans le cadre de la BIAC, à Aubagne
• Le 24 janvier, Théâtre du Bois de l’Aune, dans le cadre de la BIAC, à Aix-en-Provence
• Le 31 janvier, Théâtre du Briançonnais, dans le cadre de la BIAC, à Briançon
• Le 4 février, Théâtre Durance, dans le cadre de la BIAC, à Château-Arnoux-Saint-Auban
•Du 13 au 20 mars, Théâtre de la Cité Internationale, à Paris
Dans le cadre de UP Festival, du 21 mars au 1er avril 2024
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ UP Festival 2024, article de Léna Martinelli
Photos
• Une : « Fora », Alice Rende © Clara Pedrol
• Mosaïque 1 : © Thibault Carron
• Mosaïque 2 : © DR
• Mosaïque 3 : © Gilles Spoo, sauf la 4 © Louis Hautier