Deux spectacles en « dé-lear » !
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Cette année, le Festival met à l’honneur la langue anglaise et, évidemment, son plus grand poète dramatique. Gwenaël Morin affronte ainsi l’écrasant Shakespeare afin de le transformer, dans le cadre de son projet avignonnais « Démonter les remparts pour finir le pont ». L’ancien architecte choisit de monter « Le Songe » : dans la comédie, un mur sépare et réunit les amants Pyrame et Thysbé. Quant au metteur en scène britannique et auteur Tim Crouch, il revisite le bouffon du « Roi Lear » pour questionner le statut du fou, de l’artiste, du théâtre, aujourd’hui, dans un percutant monologue : « Truth’s a Dog Must to Kennel ». Deux spectacles de « folie » sur la puissance de l’imaginaire !
La vocation d’un artiste, d’après Gwenaël Morin, consiste à se saisir de ce qui (nous) sépare et à créer des ponts. Même s’il peut connaître des moments de découragement, comme Tim Crouch, dépité par Trump, les tensions sociales croissantes, le Brexit, la pandémie, l’essor des nouvelles technologies et du virtuel. Les « relations » deviennent si complexes, notamment avec le public, qu’on peut avoir la tentation de quitter la scène.
Comme le fou du Roi Lear qui disparaît à partir de l’acte III, dans la tragédie de Shakespeare : face à la déliquescence du monde, son art comique et sa philosophie semblent caducs et il « déserte ». Tim Crouch évoque à travers lui la mort du théâtre et dresse, en outre, une satire redoutable des spectateurs. Sa création provocatrice et redoutable tisse ainsi avec le public un lien tangible qui contredit son propos, mais n’en demeure pas moins ambivalent.
L’adaptation du Songe se focalise sur la désunion, la séparation d’amants contrariés ou rejetés, et sur la folie généralisée qui s’empare d’eux dans la forêt nocturne enchantée : on assiste surtout, comme dit Puck, au « spectacle réjouissant » d’amours « désordonnées ». En effet, le désir des personnages s’emballe jusqu’à l’exacerbation, porté par des acteurs endiablés qui incarnent plusieurs rôles, changent sans cesse de partenaires et de places, courent dans tous les sens (y compris autour et parmi nous).
Et à la fin, après tant de métamorphoses, de magie, de jouissance débridée, grâce à un rêve, un jeu, tout est réparé. « Chacun retrouve sa chacune » : Titania et Obéron règnent à nouveau en harmonie dans le monde surnaturel, Héléna et Démétrius, Hermia et Lysandre, se marient en même temps que le roi Thésée et Hippolyte. Les comédiens amateurs sont même « agréés » et parviennent à interpréter Pyrame et Thisbé au « Palais » (des papes !). Le mur permettant aux jeunes babyloniens de se susurrer des mots doux (mais sans se voir) est incarné avec humour par un acteur : il est fissuré et comprend une gigantesque « fente ». Quelle ouverture qui dédramatise la sexualité et la mort des amants !
« Le fou, l’amoureux et le poète sont tous faits d‘imagination » (Le Songe)
Comme toujours, la proposition nous charme par sa simplicité artisanale (costumes, décor, accessoires) qui valorise le jeu – excellent – des acteurs, le texte, ainsi que par les trouvailles de mise en scène, la musique (le synthétiseur) et la lumière (sublimés par l’écrin naturel que constitue le jardin des Mons, à la nuit tombée, dans la Maison Vilar).
La théâtralité est exhibée dès le Prologue lu, et avec dérision. Les quatre merveilleux acteurs principaux (Virginie Colemyn, Julian Eggerickx, Barbara Jung et Grégoire Monsaingeon), plus âgés que leurs personnages de jeunes premiers, se changent à vue, arborent des draps pour figurer les nobles, ou s’exposent en culottes et colliers de feuilles pour figurer l’univers des elfes et des fées. Un bonnet d’âne posé sur la tête de Bottom l’artisan comédien suffit à signifier sa transformation en animal un peu sot et lubrique. Le comique de répétition est souligné dans les passages qui mettent justement en abyme la « lamentable tragédie » jouée par la troupe amateur : « vous avez raté votre réplique ; on reprend ! » est réitéré jusqu’à l’essoufflement.
Le rythme va crescendo et devient effréné – un élément qui nous avait tant impressionné dans Les Molière de Vitez en 2016 aux Amandiers. Voir les acteurs changer si vite de rôles, pris dans un marathon, un bourbillon, sied si bien au sujet de la comédie : désir sexuel mouvant et irrépressible ; illusions multiples de l’amour ! Ainsi, tout s’échauffe et s’évanouit dans un éclat de rire qui décale et ressuscite notre imaginaire enfantin. L’intensité, la fausse simplicité, l’innocence du jeu qui se déploie dans ce Songe sont non seulement fort plaisants, mais ils questionnent aussi très finement les pouvoirs troubles du « fou désir de vivre ».
« Je crois que le véritable lieu du théâtre se situe dans la tête du spectateur »
Tim Crouch incarne le fou du Roi Lear qui, aujourd’hui, revisite, grâce à un faux casque de réalité virtuelle, une représentation de la tragédie de Shakespeare qu’il vient de quitter. Seul sur le plateau nu de la Chapelle des Pénitents blancs, il décrit ce qui se passe sur scène et dans la salle. Ses mots donnent à voir des lieux (la maison de Gloucester, Douvres), des paysages (le bord d’une falaise, la lande recueillant le roi ravagé, la pluie), des scènes de guerre et de sang, et le dénouement tragique duquel il s’était absenté. Un texte frappant, poétique et polémique, qui joue avec notre imaginaire. En effet, des souvenirs de mises en scène que l’on connaît se réactivent, en même temps qu’apparaît cette version « contemporaine » et « zombie » de la pièce.
Comme Gwenaël Morin, Tim Crouch fait beaucoup avec « peu » (casque, micro, sons et lumières). Avec l’essentiel : lui, face à nous. Il devient ce bouffon qui ne croit plus à la vertu du rire et s’en veut d’avoir été lâche, d’être parti au moment le plus violent de la pièce, d’avoir détourné les yeux de la boucherie et préféré rejoindre « ses amis écolos et cultivés »… Ce fou dédoublé, diffracté (le bouffon du roi, Edgar / Tom, Tim) dépeint aussi ce qui se passe côté salle dans sa représentation imaginaire : les réactions des ouvreurs, du metteur en scène et, surtout, des spectateurs compartimentés chacun socialement dans des zones (coin « premium » ou VIP, « sponsors », critiques, etc.). Ce public se trouve vilipendé : indécis, préoccupé par son estomac ou son colon, parfaitement indifférent lorsqu’un spectateur meurt vraiment par accident !
Tim Crouch s’interrompt aussi pour commenter sa création (notre « immersion » dans le personnage du fou), nous parler de lui, jouer son rôle : un humoriste de stand-up cruel, un artiste aux propos acerbes mais encore engagé. Il a ainsi longtemps souhaité « moins d’inégalités sociales » au théâtre, et « le respect du jugement des autres ». Mais tout cela n’est qu’une « utopie ».
Ce Festival aussi l’est. En vérité, il est temps d’arrêter le show car nous sommes dans une morgue : « on baise un cadavre », une idée morte, l’art théâtral… Il suffit de constater le succès de cette émission de télé-réalité mettant en scène une famille royale devant des « juges » (un père, trois filles, une « orgie », devant une « foule en liesse », en « dé-lear » !).
Et pourtant, « on est là, optimistes ». On recommence sans cesse à mettre à l’épreuve les mots, le monde, le lien avec les spectateurs. On essaie d’apprendre la douleur sans l’éprouver, on essaie de transformer, d’ouvrir des fenêtres, nous disent Morin et Crouch. Le théâtre est-il mort ? Pas l’imagination, ni le désir vibrant de traverser la langue exquise du plus grand auteur élisabéthain pour créer. Vive le théâtre ! 🔴
Lorène de Bonnay
Le Songe, d’après Le songe d’une nuit d’été, de William Shakespeare
Mise en scène et scénographie : Gwenaël Morin Avec : Virginie Colemyn, Julian Eggerickx, Jules Guittier, Barbara Jung, Grégoire Monsaingeon, Nicolas Prosper
Dramaturgie : Elsa Rooke
Chorégraphie : Cecilia Bengolea
Création sonore : Grégoire Monsaingeon
Lumière : Philippe Gladieux
Costumes : Elsa Depardieu Durée : 1 h 45
Jardin de la rue de Mons • Rue de Mons • 84000 Avignon
Du 8 au 24 juillet 2023, à 22 heures
De 10 € à 30 € Plus d’infos ici
Tournée :
• Les 8 et 9 décembre 2023, Grande halle de La Villette, à Paris • Le 21 novembre, Les Salins, scène nationale de Martigues • Du 28 novembre au 6 décembre, TPM, à Montreuil
Spectacle diffusé sur France 3 Provence-Alpes-Côte d’Azur le 27 juillet à 22 h 40 et sur Culturebox le 30 juillet à 21 heures
Truth’s a Dog Must to Kennel, de Tim Crouch, d’après Le Roi Lear, de William Shakespeare
Texte publié aux éditions Methuen Drama en 2022 À la niche, chienne de vérité de Tim Crouch (l’expression vient de l’Acte I, scène 4, Le roi Lear, William Shakespeare), traduit par Catherine Hargreaves est publié aux éditions Les solitaires intempestifs. Texte, mise en scène et interprétation : Tim Crouch
Chapelle des Pénitents blancs • place de la principale • 84000 Avignon
Du 14 au 23 juillet 2023, à 11 heures ou 18 heures
De 10 € à 30 € Plus d’infos ici
Dans le cadre du Festival d’Avignon, du 5 au 25 juillet 2023
Réservations : 04 90 27 66 50 ou en ligne
Tournée ici :
• Du 27 septembre au 20 octobre, La Villette, à Paris
Gwenaël Morin présente Le Songe : https://festival-avignon.com/fr/audiovisuel/gwenael-morin-presente-le-songe-339405 La Matinale du 13 juillet : https://festival-avignon.com/fr/audiovisuel/la-matinale-avec-gwenael-morin-pour-le-songe-347332 Tim Crouch présente Truth’s a Dog Must to Kennel : https://festival-avignon.com/fr/audiovisuel/tim-crouch-presente-truth-s-a-dog-must-to-kennel-339334 Extraits : https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Truth-s-a-Dog-Must-to-Kennel/videos/media/Truth-s-a-Dog-Must-to-Kennel-Tim-Crouch-extraits-77e-Festival-Avignon