Focus Manufacture, cie Plexus Polaire, cie Tendres Bourreaux, collectif Mensuel, La Manufacture, Festival Off Avignon 2023

Femme-Capital-Mathieu-Bauer © Jean-Louis-Fernandez

Les incontournables monstres de la Manufacture

Par Laura Plas
Les Trois Coups

À La Manufacture, on a frémi devant l’éblouissant et vénéneux « Dracula – Lucy’s Dream », été glacée par un monstre d’un autre genre avec le musical « Femme Capital » et on a fini en beauté par la catharsis désopilante proposée en antidote au capitalisme dans « Blockbuster ». De beaux monstres !

Dracula – Lucy’s dream : la splendeur de l’ombre et la revanche des femmes

« Onirique » est le premier terme qui vient à la bouche pour évoquer la splendide création de la Compagnie Plexus Polaire. Dès la première seconde du spectacle nous voici en effet happés dans un univers étrange : sombre et si beau à la fois. Lucy, la protagoniste, s’y dédouble, y découvre des animaux dont on ne saurait dire s’ils sont amicaux ou hostiles. Un homme monstrueux et désirable à la fois surgit des profondeurs inépuisables du plateau, la nuit venue. Alors, nous voilà fascinés, exactement comme le papillon par la lumière à laquelle il se brûlera les ailes, et comme… Lucy.

Le spectacle fait pressentir comment désir et pulsion de mort peuvent s’articuler. Il révèle ce que l’emprise a aussi de duplice. Son intelligence est de s’en tenir au sensible. Pas un mot presque, mais des images, des connotations : des fils rouges figurent par exemple le sang volé. Les corps démultipliés ont des membres qui peuvent s’arroger une vie autonome et voler.

De fait, la manipulation marionnettique virtuose parvient à dépeindre les territoires infinis des songes. Elle tisse aussi avec force une analogie avec l’emprise psychologique, jusqu’à une scène de transe incroyable. Cet être de l’ombre fait ce qu’il veut d’une créature laissée ensuite pantelante et inanimée. Le marionnettiste n’est-il pas un cousin de Dracula ?

On est bluffé par sa technique, enfin leur technique car ils sont cinq manipulateurs, à s’adonner à la périlleuse technique du bunraku. Leur entente est si forte qu’elle donne l’impression de la fluidité propre aussi au rêve. « Onirique », « trouble » et « maîtrisée » seraient donc des qualificatifs adaptés à la pièce, mais aussi « moderne » et « libératrice ».

Car c’est une femme qui est au centre du récit avec des expériences propres à sa condition. Victime d’abord, elle se libère toute seule de la possession et fait reculer la nuit. Dracula, par elle, se voit alors déchu en Holopherne. En plus, donc, de proposer une scénographie, un travail lumière, une manipulation et une bande-son somptueux, Dracula-Lucy Dream est ainsi un conte pour aujourd’hui.

Femme Capital : Le chant maléfique de la sirène de Wall Street

Avec Femme Capital, on plonge dans un autre monde. On y reconnaît la patte du metteur en scène Mathieu Bauer dans une composition résolument contemporaine. Celle-ci entrelace un texte de Stéphane Legrand aux interventions musicales de l’orchestre de spectacle de Montreuil. Il ne s’agira pas moins, ici, que de religion et de mystique : celles du capitalisme, portées par une prêtresse puissante : Ayn Rand.

Vous ne connaissez pas l’individu ? Moi non plus, mais les dirigeants du monde libéral, si. Et nous en sommes les victimes. Ayn Rand, c’est celle qui conspue l’État providence, postule que les natifs américains n’ont aucun droit sur le sol des États-Unis puisqu’ils n’y font pas ruisseler le roi dollar, promeut « la grève » de winners lassés de devoir assister un peuple de loosers… Des échos avec la réalité française ? Très maîtrisée, noire et sardonique, la partition est glaçante. Nous dévoilant un thuriféraire du capitalisme en jupons, elle en évoque la mégalomanie et l’inhumanité.

En écho avec le texte, la mise en scène cultive l’ironie. Ayn apparaît sur scène dans une cage de verre, comme un beau monstre. On vient le voir comme le bassin des crocodiles ou le vivarium d’un cobra : tout près mais protégés par un jeu stylisé. Difficile tout de même de ne pas céder à la séduction d’une interprète qui joint le talent d’une comédienne à la voix d’une chanteuse accomplie, la plus pure beauté à l’ironie. Cette fascination entre en écho avec celle qu’exerça, qu’exerce encore la doctrinaire de l’objectivisme. On sort donc à la fois impressionnés et glacés : difficile de faire le départ entre rejet politique et appréciation esthétique.

1-Femme-Capital-Mathieu-Bauer © Jean-Louis-Fernandez
© Jean-Louis Fernandez

Par contre, on regrette que la scénographie soit peu exploitée et que les musiciens n’échappent à la fosse que pour être cantonnés au côté Cour. Bref, un spectacle abouti dans l’exécution musicale, comme dans le jeu puissant d’Emma Liégeois, mais assez malaisant.

Blockbuster : c’est la cathartique bobine finale !

Vous avez lu la présentation du spectacle. Vous vous méfiez, car vous n’êtes pas venus à Avignon pour voir des films ! On a eu la même pensée. Heureusement, on se trompait. Ce n’est pas que Blockbuster démente son titre. Disons qu’il lui manque un « s » : une seule lettre qui fait toute la différence et dans les courbes duquel se glisse la dimension théâtrale.

Explications : Blockbuster est un montage de films américains populaires. De Rambo au Truman Show, en passant par Le Parrain ou Sur La Route de Madison, parmi les très, très, très nombreuses citations. Vous n’aurez donc évidemment pas toutes les références. Mais même plutôt porté sur le cinéma d’auteurs, vous reconnaîtrez des visages de légende, des scènes d’anthologie : territoire de connivence, de nostalgie, car les films charrient un peu de nos vies.

C’est surtout le domaine d’une satire maline des aberrations et violences de nos dirigeants. Le spectacle a été créé en 2015, sa nouvelle sortie pour 2022 montre son actualité. Entre les tours de Manhattan, on devine en effet bien celle de Bercy ou de la Défense. Sous les masques durcis de Tom Cruise ou de Michael Douglas, loups dont les dents rayent des parquets lambrissés, peut-être reconnaîtrez-vous un beau gosse de la politique ou un briscard tous deux bien hexagonaux ?

Et pour ce qui en est de l’humour, les scénarios sont tous dézingués et recousus de fil blanc hollywoodien, avec maestria. On retrouvera, par exemples, la journaliste engagée (Julia Roberts, of course), la grosse brute débile à la solde du pouvoir (désopilante réécriture des partitions de Stallone), le pauvre prolo victime de bavure policière (Nah… Euh ! Non, Al Pacino) et on en passe, pour ne pas tout spoiler.

Le montage génial joue sur nos attentes, voire les déjoue, provoquant des cascades de rire. Les acteurs et musiciens sont les orfèvres de cette catharsis : ils sont donc bien présents au milieu d’un beau bric-à-brac scénographique qui tiendrait de la brocante, avec ses meubles en bois et ses loupiotes chaleureuses. Ils jouent alors de multiples accessoires de bruitages, efficaces et parfois franchement farfelus. Ils changent de voix, sautent dans mille personnages, comme Stallone dans mille véhicules improbables. Ils établissent une réelle complicité avec le public et avec les très bons musiciens. Attention, ça va swinguer et décoiffer !

Alors on rit de ce qui pourrait nous faire pleurer ! Alors, oui, on assiste à un vrai blockbuster de théâtre : populaire, rythmé, au casting de choix, au final tonitruant. Pas de popcorn, mais un feel good theater pour devenir des super héros de la démocratie et écrire le scénario d’un film autre que catastrophe ! 🔴

Laura Plas


Dracula-Lucy’s Dream, de la cie Plexus Polaire

Site de la compagnie
Mise en scène : Yngvild Aspeli
Avec : Dominique Cattani, Yejin Choi, Sebastian Moya, Marina Simonova, Kyra Vandenenden
Assistants à la mise en scène : Thylda Barès, Aitor Sanz Juanes
Musique : Ane Marthe Sørlien Holen
Création des marionnettes : Yngvild Aspeli, Manon Dublanc, Pascale Blaison, Élise Nicod, Sébastien Puech
Scénographie : Élisabeth Holager Lund
Création vidéo : David Lejard-Ruffet
Durée : 1 h 05
Dès 14 ans
La Manufacture (site La Patinoire) • 2483, avenue de l’Amandier • 84140 Avignon
Le site est accessible par navette ; rendez-vous au 2, rue des Écoles
Du 7 au 24 juillet 2023 (relâche les 12 et 19), de 9 h 30 à 11 h 20 (trajet en navette compris)
De 9 € à 20, 50 €
Réservations : 04 90 85 12 71 ou en ligne
Dans le cadre du Festival Off d’Avignon, du 7 au 29 juillet 2023
Plus d’infos ici

Femme capital, de la cie Tendres bourreaux

D’après Ayn Rand, Femme capital, de Stéphane Legrand édité aux Éditions Nova
Site de la compagnie
Mise en scène : Mathieu Bauer
Avec : Emma Liégeois, Clément Barthelet et les musiciens de l’orchestre de spectacle de Montreuil
Adaptation du texte et musique : Sylvain Cartigny
Lumière et vidéo : Florent Fouquet
Régie son : Arthur Legouhy
Durée : 1 heure
Dès 13 ans
La Manufacture (site La Patinoire) • 2483 avenue de l’Amandier • 84140 Avignon
Le site est accessible par navette ; rendez-vous au 2, rue des Écoles
Du 7 au 18 juillet 2023 (relâche le 12) de 13 h 40 à 15 h 30(trajet en navette compris), sur place : 15 h 05
De 9 € à 20, 50 €
Réservations : 04 90 85 12 71 ou en ligne
Dans le cadre du Festival Off Avignon, du 7 au 29 juillet 2023
Plus d’infos ici

Blockbuster, de Nicolas Ancion et du Collectif Mensuel

Librement inspiré du roman Invisibles et remuants de Nicolas Ancion publié aux Éditions MaelstrÖm RéÉvolution
Site de la compagnie
Écriture : Nicolas Ancion, collectif Mensuel
Conception et mise en scène : collectif Mensuel
Avec : Sandrine Bergot, Xavier Foucher, Quentin Halloy, Baptiste Isaia, Philippe Lecrenier
Assistante : Édith Bertholet
Vidéo et Montage : Juliette Achard
Scénographie : Claudine Maus
Durée : 1 h 20
Dès 14 ans
La Manufacture (site La Patinoire) • 2483 avenue de l’Amandier • 84140 Avignon
Le site est accessible par navette ; rendez-vous au 2, rue des Écoles
Du 7 au 24 juillet 2023 (relâche les 12 et 19) de 17 h 25 à 19 h 40(trajet en navette compris), sur place : 17 h 55
De 9 € à 20, 50 €
Réservations : 04 90 85 12 71 ou en ligne
Dans le cadre du Festival Off Avignon, du 7 au 29 juillet 2023
Plus d’infos ici

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