Seul ensemble
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Dans notre sélection de cette 27e édition du Chaînon manquant (bilan ici), trois spectacles ont particulièrement retenu notre attention : des seuls-en-scène loufoques qui nous apostrophent !
Au grand désespoir de certains, les seuls-en-scène fleurissent. Mais les conditions de production n’aident pas à la création de pièces chorales, y compris dans les arts du cirque où, après les troupes de théâtre, les collectifs peinent à joindre les deux bouts. Ne faut-il pas aussi y voir le signe de notre époque individualiste, peu encline au « faire ensemble » ?
Redouanne est Harjane, Toute La Mer du monde et SoliloqueS sont justement fondés sur l’empêchement : dans les deux premiers, les musiciens livrent un concert réduit à sa portion congrue et, dans le dernier, un acrobate porte, à lui seul, tout un spectacle de cirque.
Voilà donc trois hommes au bord du gouffre. On suit volontiers l’histoire de ces individus traversés par l’urgence d’une parole tour à tour décapante, caustique ou tendre. Au détour d’une boutade, ils expriment quelques fulgurances sur le monde d’aujourd’hui, témoignant comment il tourne (mal). Alors ils manient les mots pour tenir debout et rester vivants. Ces monologues les aident à rester soudés. Heureusement, au-delà de leurs problèmes et de leurs questionnements existentiels, c’est virtuose, malin et d’une drôlerie irrésistible.
Stand up de ouf ?
Tout à la fois chanteur et humoriste, Redouanne campe un schizophrène (« Un jour je suis allé me voir mais j’étais pas là »). À moins que ce soit un paranoïaque (« Je suis même phobique de mes propres phobies »). Bref, il est seul dans son monde, sa tête est une prison et ça tourne franchement pas rond. En plus, il vient de faire un burn-out… C’est qu’il en a pris des coups (« Mon père n’avait aucune mémoire. Du coup, il nous frappait plusieurs fois par jour ») !
Il campe un personnage à la fois radical et à fleur de peau. Tout en tension, il vocifère pour secouer une société qui nourrit sa colère : franchement « dans quel monde Vuitton ? ». Faire « réflérire », voilà son but ! En quête de sa propre vérité, à travers ses affabulations, sa logorrhée vise aussi à régler ses comptes avec lui-même. Il nous raconte alors sa vie. Ou plutôt ce qui échappe de son existence. Et il est vraiment barré.
Dans une interprétation hallucinée, il interpelle, gratte sa guitare, délire. Il transcende la quotidien en abordant tous les sujets qui fâchent : la folie, la sexualité, la famille, en somme la vie et la mort. Il pousse le bouchon très loin au risque de dérouter : « Les bébés, avec leur visage de vieux, me rendent dingues ». Les gens, le métro, les magasins, lui : tout l’insupporte. Ses mots cognent et peuvent remuer, mais il manie non-sens ou tabous avec une dextérité poétique et ses vannes font mouche : « Je selfie. Donc je suis ».
Pour autant, il ne souhaite pas être considéré comme un stand-upper. En effet, il est plus que ça. Il se destinait plutôt à la musique, mais après le Conservatoire d’art dramatique de Metz, il se fait remarquer au Jamel Comedy Club en 2010. Puis, il officie sur France Inter et sur les plateaux de télévision, il tient quelques rôles au cinéma, fait des mini-séries. Après avoir cartonné à Montreux Comedy, il décolle enfin. Suite à une tournée de soixante dates et une Cigale complète, il crève l’écran dans Suzanne, le premier film de Sara Forestier. Cependant, la scène reste son domaine de prédilection. Cet artiste pluriel a défrisé les Parisiens au Studio des Champs-Élysées, cet hiver, et on n’a pas fini d’entendre parler de lui ! À suivre de près, donc.
Furieusement déjanté
Autre partition pour ronchon invétéré : Toute La Mer du monde. Moins déjanté, plus survolté, mais tout aussi décalé, Alexis Delmastro casse la baraque. Lui prend les objets en pleine gueule. Et pour un musicien, chanter sans micro, jouer sans guitare…
Il a beau se présenter comme « rockeur éternel », on a du mal à y croire. Déjà, il arrive, avec son groupe solo. En fait, c’est l’histoire d’un « ex-leader » qui revient sur scène après dix ans d’absence. Il parle. Plutôt, il râle. Moins il chante, plus on est pris dans sa vie, jusqu’à oublier que l’on est venu pour un concert. On ne sait pas trop quand ça commence ou si c’est déjà fini. De toute façon, dès son entrée toutes les certitudes sont balayées. Ses échanges avec sa régisseuse (sourde) sont également à mourir de rire.
Lui aussi, n’y va pas par quatre chemins. Révolté, il « anarchise ». Ses propos sans queue ni tête traduisent des points de vue riches des sens. D’ailleurs, il vante Philosophie magazine et cite volontiers Aristote : « Il y a trois sortes d’Hommes sur terre : les vivants, les morts et ceux qui vont sur la mer ». Car finalement, c’est un « content platif ». Avant toute chose, ne voulait-il pas faire de « la poésie marine » ? Alors, cet échoué, à cause d’histoires de cœur, nous entraîne dans une traversée en solitaire. Encore un écorché vif qui a du talent. S’il passe près de chez vous, ne le ratez pas ! Son « concert sommaire » est une pépite.
Épopée dérisoire
SoliloqueS nous surprend, mais pas vraiment par les performances de cirque. On y trouve un numéro d’équilibriste, de l’acrobatie aérienne, de la danse, de la contorsion, le tout sur les notes rares d’un piano. Même si tout va de travers, on se laisse bluffer par la Compagnie Singulière. Car le fildefériste a du fil à retordre ! Sous des dehors foutraques, c’est subtil et profond.
Sans avoir l’air d’y toucher, ce travail très personnel prend le parti du politique, au sens large et noble du terme. En repeuplant la piste, en sollicitant les bonnes volontés et en incitant chacun à réinventer le spectacle, SoliloqueS parle de la place de l’individu dans le collectif de cirque, allégorie de la vie en société : « Seul on va plus vite. Ensemble on va plus loin ».
Plus facétieux que les précédents, Thomas Bodinier s’en sort bien. Très bien même, car cela se joue à un fil, par moment : maintenir la tension, entraîner, fédérer. Jusqu’au moment de faire signer un certificat de présence aux spectateurs. Par chance, on était là ! On n’aurait pas voulu rater ça. ¶
Léna Martinelli
Redouanne est Harjane
De et avec Redouanne Harjane
Théâtre de Laval, samedi 15 septembre 2018
Tournée ici
Toute la mer du monde, d’Alexis Delmastro
Mise en scène : Muriel Benazeraf, Alexis Delmastro et France Cartigny
Avec : Alexis Delmastro
Musique : France Cartigny et Jo Dahan
Régie : Sabine Landemard
Durée : 1 h 05
Tout public à partir de 10 ans
Magic Mirrors, dimanche 16 septembre 2018
SoliloqueS, création collective
Mise en scène : Christian Coumin
Avec : Mélissa Vary (contorsionniste et voltigeuse aérienne), Géraldine Niara (tissu aérien), Luiz Ferreira (porteur au trapèze), Franck Dupuis (équilibriste), Thomas Bodinier (fil-de-fériste), Marcel Vérot (pianiste)
Durée : 1 h 10
Tout public à partir de 10 ans
Esplanade du Château-Neuf, dimanche 16 septembre 2018
Tournée ici
Dans le cadre du Chaînon manquant, 27e édition
Du 11 au 16 septembre 2018 à Laval et Changé
Billetterie / Bar du festival / Bals Parquets / Point infos / Magic Miror • Square de Boston • 53000 Laval
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☛ Un festival découvreur de talents, par Léna Martinelli