« George Dandin », de Molière, la Forge à Nanterre

George Dandin © Chantal Depagne-Palazon

C’est en forgeant que l’on devient orfèvre

Par Élisabeth Hennebert
Les Trois Coups

Avec une patience et une humilité d’artisan rompu au polissage de texte, Patrick Schmitt façonne le classique pour en faire un petit bijou.

Il fait beaucoup trop froid cet automne pour aller promener vos fins de semaine en forêt. Déroutez donc votre G.P.S. vers Nanterre-Ville, à destination d’un ancien atelier de métallurgie transformé en lieu de création artistique. Il y fait chaud comme dans un haut-fourneau, et l’ambiance nature morte en clair-obscur, conçue par le maître de céans, semble sortie tout droit du pinceau de Georges de La Tour qui aurait posé son chevalet devant des friches industrielles. Quelle belle métaphore, chaleureuse et féconde, que celle de la forge, associée à cette compagnie de théâtre par les hasards de l’immobilier ! Car la magie du lieu nous rappelle l’origine artisanale du théâtre qui est une construction technique avant d’être une œuvre intellectuelle.

Quel cadre plus adéquat pour ce George Dandin dont le personnage éponyme est un travailleur manuel devenu riche ? Un homme usé, marqué par la patine du temps et du labeur, et simple, dont la simplicité est raillée, bafouée, rossée par sa peste de femme. La jeune et belle Angélique de Sottenville, qu’il a épousée par rêve d’élévation sociale, quand ses parents à elle ne pensaient qu’à redorer la grille du château, est courtisée par le jeune, beau, et surtout noble Clitandre. Toute cette histoire n’est à la fin qu’une série de frottements entre la rusticité du héros et le raffinement inaccessible de ses ennemis, entre son parler fruste et le galimatias distingué de ses moqueurs, entre son étoffe rugueuse et la soie froufroutante de ceux qui le regardent de haut.

Le théorème de la tragi-comédie

Soit un décor dont la masse totale n’excède pas quelques dizaines de kilos mais dont le rendu est spectaculaire, notamment grâce à l’éclairage ingénieusement dosé par Jean‑Baptiste de Tonquédec. Soit un volume global de costumes occupant le nombre de mètres cubes d’authentiques robes à panier du grand siècle, brodées et quiltées par Laurence Chapellier dans un style inventé par elle et qu’on définira un jour comme du Louis 92. Soit une palette de comédiens hauts en couleur que Patrick Schmitt, maître coloriste, choisit un par un pour les assortir au plus juste. Soit un ensemble visuel magnifique et qui forme l’écrin idéal pour présenter sans masquer, pour révéler sans déformer le texte qui sonne ici avec un tel naturel qu’on se demande si c’est bien du Molière (en fait ce sont les autres, ailleurs, qui nous ont habitués à présumer qu’il fallait être artificiel pour « faire du Molière »). Libéré donc des oripeaux d’ordinaire scotchés à cet auteur, on pourra calculer en pourcentages quelles sont les parts respectives du tragique et du comique chez celui qui se crut longtemps tragédien. Et l’on inventera un nouveau théorème pour faire pendant à celui qui dit que toute tragédie ayant une fin heureuse est une tragi‑comédie alors que rien ne définit une comédie qui a une fin triste.

Qu’est‑ce que cette pièce contraire à tous les usages, où le gentil finit rossé par les méchants ? Est‑elle vraiment de Molière d’ailleurs, cette œuvre où la ligne de partage entre les gentils et les méchants, habituellement si nette, se floute et devient ambiguë ? Qui a dit qu’il s’arrêtait toujours aux limites de la satire de mœurs sans oser la polémique sociale, comme le fera Beaumarchais après lui ? Franchement, les tirades de Dandin sur la noblesse et la roture (en tout cas celles du Dandin-Pierre Marzin dirigé par Patrick Schmitt) sont proches de la question de Figaro : « Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus » 1.

Dès la première minute de la pièce, Marzin compose un Dandin en tristesse majeure. Son accent juste ce qu’il faut de caillouteux évoque l’humiliation perpétuelle d’un langage inéduqué, sans verser dans l’outrance prolétarienne ou paysanne habituellement proposée. En contrepoint, Peggy Martineau construit une Angélique bien étonnante, car la note sur laquelle elle attaque son réquisitoire contre le mariage de raison traduit un désespoir qui rend son personnage touchant. Et que dire de Marc‑Henri Boisse et Françoise Viallon-Murphy, les affreux parents Sottenville, sinon qu’ils ont trouvé le timbre exact du mépris de caste, particulièrement difficile à faire sonner sans tomber dans la caricature. C’est aussi le cas de David Van de Woestyne-Clitandre qui doit avoir un diplôme en snobisme, option jeune gommeux. L’autorité vocale d’Elsa Tauveron campe une Claudine rouée, froide, diabolique, accommodant à son profit les codes des différents milieux. Le metteur en scène lui-même est un Lubin idiot du village qui est peut‑être le seul à provoquer un rire sans mélange. On a l’impression que chaque mesure de la partition, voire chaque note, a été travaillée, retravaillée, cent fois sur le métier remise, confrontée au diapason, au métronome, pour parvenir à une polyphonie aussi subtile. Lisse au toucher, parfaite dans les détails, la production de cette Forge‑là a toutes les qualités de ce qu’on appelle, chez les Compagnons du Tour de France, un chef-d’œuvre. 

Élisabeth Hennebert

  1. Beaumarchais, le Mariage de Figaro, acte V, scène iii, 1782.

Lire aussi « Sermon du mauvais riche », de Jacques‑Bénigne Bossuet, chapelle de l’Oratoire à Avignon.

Lire aussi « l’Amant », de Harold Pinter, le Lucernaire à Paris.

Lire aussi « Phèdre ou De la beauté », de Platon, la Forge à Nanterre.

Lire aussi « Sermon sur la mort », de Bossuet, chapelle de l’Oratoire à Avignon.

Lire aussi « la Campagne », de Martin Crimp, la Forge à Nanterre.


George Dandin, de Molière

Cie Patrick‑Schmitt

Mise en scène et scénographie : Patrick Schmitt

Avec : Marc‑Henri Boisse, Peggy Martineau, Pierre Marzin, Florian Miazga, Patrick Schmitt, Elsa Tauveron, David Van de Woestyne, Françoise Viallon‑Murphy

Costumes : Laurence Chapellier, assistée de Sophie Vigneron

Régie générale : Jean‑Baptiste de Tonquédec

Photo : Chantal Depagne-Palazon

La Forge • 19, rue des Anciennes-Mairies • 92000 Nanterre

Réservations : 01 47 24 78 35

Site du théâtre : www.laforge-theatre.com

R.E.R. A, station Nanterre‑Ville

Jusqu’au 27 novembre 2016, du mercredi au samedi à 20 h 30, le dimanche à 16 heures

Durée : 1 h 30 sans entracte

20 €, 15 €, 11 € et 8 €

À propos de l'auteur

Une réponse

  1. Très beau spectacle, à voir toute affaire cessante. Ne le ratez pas !!!
    Merci pour cette critique, par ailleurs merveilleusement écrite. Bravo donc aussi à Élisabeth Hennebert.
    M-L. Bonfanti

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