Trash grotesque
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
La pièce démarre très fort, avec l’enterrement du roi, le père de Hamlet – précisément avec son cadavre que l’on n’arrive pas à enterrer – et non l’apparition du spectre, qui aurait pourtant pu remarquablement hanter la cour d’honneur. Scène d’un burlesque échevelé à la Buster Keaton à partir d’une situation tragique. Hamlet serait-il une comédie ? Il s’ensuit, sans transition, la scène de mariage, celui de Claudius (le frère du roi qu’il a assassiné pour s’emparer du trône) et de sa mère Gertrude, avec discours et chanson d’amour au micro. La réaction du public est plus ambiguë. Faut-il bien en rire ? Une fois passé l’effet de surprise, on est saisi par l’ironie mordante de Thomas Ostermeier, qui impose, d’emblée, une des lignes directrices de la dramaturgie : la trivialité de la mort et du désir. La concentration de l’action aide effectivement à y voir clair.
Hamlet, quant à lui, ne semble pas très net ! Le héros paraît avoir perdu toute raison. Sommé de venger son père, victime d’un complot funeste, il décide de passer pour fou, mais il finit par perdre pied. Perte de re-père-s ! Les traîtres qui l’entourent alimentent sa paranoïa. Les stratégies de double jeu corrompent non seulement le système politique, mais altèrent ses fonctions intellectuelles. Manipulations de la vérité et abus de pouvoir. Hamlet perd tout contrôle, retourne ses pulsions violentes contre lui-même. Troubles de l’identité et processus d’autodestruction. Très inquiétantes, ces dérives sont malgré tout traitées sur un mode tragi-comique. Le corps lourd et mou, le visage bouffi, Lars Eidinger campe un bouffon tragique, paralysé par la douleur, incapable de réfléchir, impuissant, irresponsable. Tour à tour pauvre humain empêtré dans ses contradictions ou pantin de grand-guignol, l’acteur déploie un jeu tout en ruptures. Son interprétation est magistrale. Le visage maculé de boue, il pousse des petits cris d’animal, occupe le terrain jusque dans les gradins, parmi les spectateurs, se jette corps et âme sur le plateau, s’écroule, rebondit. Comme dans une bonne farce. Les six acteurs de la distribution tiennent plusieurs rôles, ce qui ajoute à la confusion de Hamlet. Ainsi, Gertrude et Ophélie, ses deux femmes (mère et fiancée) sont jouées par la même actrice, remarquable Judith Rosmair. Le complexe d’Œdipe n’en ressort que mieux.
Projecteur sur tous ces faux-culs avides de pouvoir. Caméra au poing, les acteurs effectuent eux-mêmes les gros plans pris en direct, sur le plateau. Cette mise en abyme, à partir d’images sales et tremblantes, est assez bien vue. L’hommage au cinéma se double de celui rendu à l’artisanat théâtral. Cette grosse machine ne nie jamais un autre pouvoir : celui de l’illusion théâtrale. Une perruque et des lunettes pour changer à vue de personnage, un jet d’eau pour faire la pluie, du jus de tomate en guise de sang… Et le tour est joué. Le dispositif scénographique est aussi d’une redoutable efficacité. Sur le devant de la scène, une aire recouverte de terre, celle qui ensevelit le cercueil, terre nourricière, aussi. Derrière, un rideau de fines perles de métal doré, qui fait office d’écran au sens propre et figuré, une longue table de banquet recouverte d’une nappe blanche sur laquelle traînent des gobelets en guise de coupes de champagne, des canettes de bière, des Cubitainer de rouge, des victuailles servies dans des boîtes en alu.
Dans ce royaume de pacotille, le kitsch côtoie une violence réaliste et sans tabou. Les personnages, dans leurs costumes noir et blanc très chics (sauf celui, clownesque, de Hamlet) évoluent dans un monde corrompu. Musique rock et mélodies sirupeuses donnent le ton. Les personnages s’empiffrent, vomissent, crachent, éructent ; les liquides giclent de toutes parts ; les salves de mitraillette résonnent dans la Cour ; le combat à l’épée s’achève à la pelle. Le jeu très physique est d’une rare intensité. Dans la scène de la déclaration d’amour, le corps à corps de Hamlet et d’Ophélie est particulièrement réussi, mais il faut saluer la performance de tous les comédiens, leur engagement total, la précision de la direction d’acteurs. Indéniablement, c’est le point fort de Thomas Ostermeier. En tout cas, pas de demi-mesures. Hamlet dément, royaume décadent, fossoyeur dépassé, visages décadrés, époque déplacée, débauche de moyens, acteurs déjantés, mise en scène décalée : pour ce spectacle, Thomas Ostermeier fait dans le trash grotesque. Avec maestria. Il est devenu orfèvre en la matière. Son énergie, son esthétique, son style sont aussitôt reconnaissables.
Quelle belle idée que celle de ce Hamlet tombant dans son propre piège et devenant vraiment fou ! Mais dommage que la réflexion sur le pouvoir ne soit pas suffisamment fouillée. Surtout de la part de l’insolent directeur de la Schaubühne de Berlin, très engagé politiquement. Regrettable aussi que la poésie de la pièce passe si brutalement à la trappe. Cela n’incombe pas à l’inversion de scènes, ni aux coupes sévères dans le texte, mais à l’adaptation de certains passages (pour faire ressortir la vulgarité) et surtout aux options de mise en scène. Pris de la sorte à bras-le-corps, Shakespeare est quelque peu malmené ! Thomas Ostermeier ne se satisfait jamais de quelques scènes chocs. Du coup, le recours systématique au racolage fait perdre en efficacité. Même si les lourdeurs, ici et là, sont compensées par la fluidité de l’action et l’enchaînement efficace des scènes, la mise en scène souffre d’excès, comme dans la scène clé de la représentation théâtrale, où les comédiens Horatio et Hamlet surjouent des travestis de cabaret. Et là, après deux heures à ce régime, la coupe est pleine. Alors, elle déborde ! ¶
Léna Martinelli
Hamlet, de William Shakespeare
En allemand surtitré
Schaubühne am Lehniner Platz • Berlin (Allemagne)
Traduction (en allemand) et adaptation : Marius von Mayenburg
Mise en scène : Thomas Ostermeier
Avec : Robert Beyer, Lars Eidinger, Urs Jucker, Judith Rosmair, Sebastian Schwarz et Stefan Stern
Scénographie : Jan Pappelbaum
Costumes : Nina Wetzel
Musique : Nils Ostendorf
Dramaturgie : Marius von Mayenburg
Vidéo : Sébastien Dupouey
Lumières : Erich Schneider
Chorégraphie du combat : René Lay
Photo : © Christophe Raynaud de Lage | Festival d’Avignon
Cour d’honneur du palais des Papes • 84000 Avignon
Réservations : 04 90 14 14 14
Du 16 au 20 juillet 2008 à 22 heures
Durée : 2 h 30
36 € | 13 €
Reprise au Théâtre des Gémeaux de Sceaux
Du 28 janvier au 8 février 2009
Réservations : 01 46 61 36 67