« Hécube, pas Hécube », Tiago Rodrigues, Carrière de Boulbon, Festival Avignon 2024

Hécube, pas Hécube – Tiago Rodrigues © Christophe Raynaud de Lage

Une Hécube pour mieux penser et panser le présent

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

La création de Tiago Rodrigues écrite pour et avec les acteurs du Français invite à un changement de perspective : c’est moins l’actualité de la tragédie d’Euripide qui doit être interrogée que la façon dont cette histoire mythique, ingérée par l’artiste, questionne notre présent, en juillet 2024. Son expérience de ce « trésor transmis depuis 25 siècles » accouche d’une forme subtile, hétérogène, impure, mêlant, de façon complexe, fait divers, célébration du théâtre et réflexion politique.

L’Hécube antique réclame réparation à celui qui détient le pouvoir. Trois ans ont passé depuis le saccage de Troie et l’épouse de Priam, la vieille reine barbare, est devenue l’esclave des Grecs, ainsi que de nombreuses prisonnières troyennes. Elle est rejetée et a tout perdu : sa patrie, son mari et presque tous ses enfants. Mais ce ne sont ni les conséquences de la guerre, ni le désordre du monde, ni le comportement arbitraire des dieux qui la poussent à demander justice. En effet, elle « accepte » (endure) encore la mort de sa fille Polyxène, exigée par l’ombre d’Achille : le plus grand des Achéens réclame « aux puissances infernales », pour « prix de ses travaux » pendant la guerre, d’être honoré du sang d’une vierge.

Certes sa douleur, exaltée par le récit de ce sacrifice, est extrême. Mais c’est un autre meurtre qui la fait passer de la souffrance à la vengeance, qui la pousse à requérir la justice et à « aboyer » (dans la mythologie, Héra transforme Hécube en chienne). Celui, inouï, indécent, de son dernier fils Polydore. Le spectacle de Tiago se focalise sur ce troisième et dernier épisode de la tragédie grecque.

Le cadavre de Polydore vient d’être découvert, « poussé sur les sables du rivage », privé de sépulture. Il a été tué et jeté à la mer par son hôte Polymestor, le roi de la Thrace. Priam avait confié à son ami son plus jeune fils, peu de temps avant la défaite de Troie, en secret, avec un énorme trésor. L’esclave barbare Hécube fomente un plan (tuer Polymestor et ses fils) et hésite à solliciter son maître, le roi Agamemnon. Mais ce crime, « au-delà de toute croyance » l’y oblige : les lois de l’hospitalité ont été violées par un proche ; Polymestor a égorgé un jeune innocent vulnérable, pour l’argent, et sans crainte des représailles (puisque Polydore est l’ennemi des Grecs). Si la « Loi », qui permet de croire en des dieux, de distinguer le juste de l’injuste, ne rétablit pas le droit et l’équité, ne corrige pas, après-coup, que devient l’humanité ? L’inquiétude d’Hécube fait résonner la nôtre…

Elle choisit pourtant de s’en remettre à la loi humaine, juridique, impersonnelle, qui engage la responsabilité du gouvernant, mais qui est aussi plus large. Une loi immémoriale façonnant le cosmos. La requête d’Hécube auprès du roi ébranle ainsi la frontière entre Barbares et non Barbares, entre victimes et bourreaux et fait vaciller les croyances religieuses… « Faisons silence », commente le chœur de la tragédie grecque, en voyant Agamemnon s’approcher dans le camp, devant la tente des Troyennes. Le premier mot d’Hécube, pas Hécube est justement l’injonction, « silence ! », lancée par les acteurs du Français attablés.

Photos : © Christophe Raynaud de Lage

La scénographie nous plonge d’emblée dans un lieu trouble, pluriel. Deux tables entourées de chaises (l’une à l’avant-scène, l’autre, au fond, couverte de tissu blanc et proche d’un portant) et une immense statue de chienne – assez laide  – composent le décor. La voix d’Otis Redding imprègne également la carrière de Boulbon, rappelant la déesse Écho qui résonne dans les montagnes. Enfin, un jeu subtil de lumières (blanche, jaune, ou bleu-violet) se déploie : une palette de couleurs qui fait référence à la vision d’un chien, explique Tiago Rodrigues.

Le public se trouve ainsi confronté à un espace naturel et mythique, ouvert sur la transcendance (la voûte céleste, un éclair lumineux fracturant la roche), qui peut évoquer le camp antique des Grecs, en Thrace. Cet espace représente aussi concrètement une salle de répétition de théâtre et un tribunal. De fait, deux moments, deux histoires, ne cessent de se télescoper sous nos yeux durant toute la représentation. Et cette collusion nous trouble longtemps.

Une mise en abyme bien plus complexe qu’il n’y paraît

Une troupe répète des scènes majeures de la dernière partie d’Hécube d’Euripide : elle se présente à nous comme le chœur et les personnages. Tania (Elsa Lepoivre), qui incarne Hécube, est en retard, préoccupée par un drame intime, un procès qui concerne son fils Otis. Elle a déposé plainte contre une institution qui maltraite les enfants autistes comme le sien. Ce qu’elle traverse en tant qu’actrice, jouer la quête de justice d’une mère vulnérable, modifie son expérience dans la vie réelle. À tel point qu’elle nous transporte régulièrement dans son procès. Le spectacle interroge donc la porosité entre personne et personnage de façon originale : en montrant davantage ce que produit chez une femme blessée le fait de dire et d’incorporer les mots de l’Hécube d’Euripide, que l’inverse. Certes, le travail de Tania est percuté par sa vie. Voilà pourquoi les répétitions sont ralenties, parfois interrompues, et la tragédie moins présente que le spectacle du procès.

Cela peut gêner le spectateur qui s’attendait à plus d’Hécube. L’articulation entre les deux espaces-temps peut le gêner, lui sembler d’abord discordant. Mais c’est la façon dont le travail théâtral soutient l’actrice, la déplace et active ses forces, qui se trouve mise en exergue. La réflexion, chère à l’auteur, sur les grandes œuvres artistiques – dignes d’être célébrées – qui se déposent en nous et nous font regarder (et peut-être combattre) autrement notre présent, est centrale. Voilà ce qui rend le spectacle si riche.

Ce à quoi Tania est confrontée alors, c’est la culpabilité d’une mère qui a placé son enfant autiste dans une institution dépendant des ministères de la Santé et de l’Éducation. Une mère qui serait « froide », « sans émotions » (tel est le mythe !). Elle est face à un système qui déraille : manque de moyens et de formation du personnel, administration kafkaïenne, lâcheté du secrétaire d’état qui cherche à étouffer l’affaire, politiques publiques en déliquescence entraînant inéluctablement la négligence des plus vulnérables. Tellement parlant, de nos jours… Là,  des enfants ont été enfermés, ont subi des violences physiques, ont été éloignés des soins hygiéniques et parfois privés de nourriture ; on les a laissés s’auto-mutiler ! On assiste donc aux entretiens de Tania avec son avocate (l’excellente Séphora Pondi), avec le procureur (Denis Podalydès / Agamemnon), à l’audition des témoins, à l’approche du verdict… Tiago Rodrigues s’inspire d’une histoire vraie qui fit scandale en Suisse en 2022 et qui concernait une actrice du spectacle qui répétait, alors, Dans la mesure de l’impossible.

D’aucuns pourraient juger ces scènes de procès trop simples, didactiques, voire démagogiques. Or, il n’en est rien. Déjà, la dualité entre le procureur et Agamemnon – désireux d’aider cette femme mais sans se mettre en difficulté (vis-à-vis du gouvernement ou des Grecs mécontents) – ou entre Polymestor et le secrétaire d’état (deux traîtres, lâches et dans le déni) est parfaitement soulignée par le jeu des acteurs et la mise en scène. Tania devient plus intéressante, poignante, humaine, que l’Hécube antique, dont « la douleur succède à la douleur qui succède à la douleur… » : elle brosse avec amour le portrait de son fils diagnostiqué à quatre ans, nommé ainsi en référence au chanteur (mais quel destin a ainsi fait sonner Otis et autiste !) : ses gestes répétitifs, son vocabulaire limité, ses passions (pour un dessin animé évoquant une chienne perdue, pour les chansons d’Otis Redding écoutée inlassablement dans un casque)…

Des scènes nous émeuvent tout particulièrement : la danse libre des autistes interprétée par la troupe casquée ; la liste des mots que maîtrise l’enfant « ici / pas ici, faim / pas faim, etc. » ; « chocolat », « chienne, « pas câlins » seuls… Et l’on apprécie que les personnages « secondaires » soient largement mis en valeur dans le procès : l’avocate, monsieur Bonnefoy, madame Loyale, Nérine.

La dimension méta-théâtrale, si fréquente dans les pièces de Tiago, agit aussi dans les scènes de répétitions, à d’autres niveaux. L’auteur portugais introduit une distance critique facétieuse qui rend hommage à Euripide, tout en le vidant de son pathos, et en pointant vers autre chose : la psychologie des personnages (Tania et le procureur), les réflexions intemporelles sur la justice et la responsabilité du Prince, mais aussi sur le théâtre.

Ainsi, l’acteur qui joue Polymestor (Loïc Corbery) ne cesse de s’interroger de façon comique sur ses entrées et sorties, la présence de figurants, la façon de montrer des enfants morts sur scène, le choix du maquillage. De plus en plus stressé à l’approche de la Première, il se rassure (une tragédie finit toujours mal, écrivait Anouilh et répète Tiago dans Ifigenia)) et indique qu’il sera toujours possible de combler les trous en mettant du Otis Redding ou en dansant – ce à quoi nous assistons !

L’acteur qui interprète Agamemnon (Denis Podalydès) fait des commentaires « old school » : il faut peut-être tout lire avant de couper des scènes ? Euripide méritait mieux que cette unique statue de chienne. Parler de Barbares, c’est raciste, non ? Il évoque aussi l’ironie de l’auteur grec (en écho à la remise en cause par Euripide de la religion de la cité ? De la continuité des ordres politique et cosmique ?).

Un acteur cantonné à des rôles secondaires (Gaël Kamilindi, pensionnaire et non sociétaire, contrairement aux précédents, ce qui n’est pas anodin) rappelle que l’histoire que vit chaque personnage est son « histoire personnelle », la principale pour lui, et qu’elle n’est pas moins importante que celle d’une actrice de premier plan comme Tania…

Les acteurs du Français sont éblouissants et la richesse du spectacle est infinie, à y regarder de près. Hécube, pas Hécube permet aux plus fragiles, aux moins reconnus, de s’exprimer, dans ce monde chaotique. Et ce, à la faveur de la relecture éclairante d’une tragédie grecque puissante. 🔴

Lorène de Bonnay


Hécube, pas Hécube de Tiago Rodrigues

Traduction Thomas Resendes, pièce publiée aux éditions Les Solitaires intempestifs en juillet 2024
Avec des extraits de Hécube d’Euripide, traduction Marie Delcourt-Curvers, publié aux éditions Gallimard Texte et mise en scène et interprétation : Tiago Rodrigues Avec les interprètes de la Comédie-Française : Éric Génovèse (sociétaire), Denis Podalydès (sociétaire), Elsa Lepoivre (sociétaire), Loïc Corbery (sociétaire), Gaël Kamilindi (pensionnaire), Élissa Alloula (pensionnaire), Séphora Pondi (pensionnaire)
Scénographie Fernando Ribeiro
Costumes : José Tenente
Lumière : Rui Monteiro
Musique et son : Pedro Costa
Collaboration artistique : Sophie Bricaire
Durée : 2 heures

Carrière de Boulbon • 13150 Boulbon
Du 30 juin au 16 juillet 2024, à 22 heures
De 15 € à 40 €
Réservations : 04 90 14 14 14 ou en ligne

Dans le cadre du Festival d’Avignon, 78édition du 29 juin au 21 juillet 2024
Plus d’infos ici

Tournée :
• Du 28 mai au 25 juillet 2025 à la Comédie-Française

Présentation par Tiago Rodrigues
Spectacle diffusé en direct le 5 juillet sur France 5 et disponible en replay sur france.tv

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Photos : © Christophe Raynaud de Lage

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