Avant tout, le vivant !
Léna Martinelli
Les Trois Coups
Mathurin Bolze s’aventure dans le Grand Nord. Après une incursion dans les paysages arctiques, le circassien poursuit ses rêveries sur les mondes qui tanguent. Un périple au bout du monde qui en dit long sur la nature humaine. Embrassant la fragilité de la vie, il atteint, avec des acrobaties en cascades, de sublimes clartés de l’esprit. Artiste associé depuis 2023 au Théâtre de Sartrouville, il y a présenté la première de sa nouvelle création, un éblouissant spectacle.
Cette grande figure du cirque contemporain, trampoliniste de formation, aime allier prouesses et textes. Accompagné du compositeur et explorateur Philippe Le Goff, il s’est laissé « aimanté » par son « Nord magnétique ». Bien qu’orientée par « un Nord personnel, fictionnel, absolu, pourvoyeur de lumière et parfois déboussolant », la recherche accède à l’universel. Aux confins de la planète, l’équipée a saisi l’essence de l’humanité, en collectant des sons, des ambiances, des images. Un matériau nourri de poésie et de réflexions philosophiques.
Sans limites et sans frontières
Loin des regards, cette zone fragile ne subit-elle pas les impacts de l’être humain sur l’environnement ? Sentinelle, le pôle questionne notre devenir : sur cette « terre laboratoire, sujette aux enjeux des matières premières, ainsi qu’à celui des routes de navigation en évolution, se concentre la lecture des bouleversements du monde », lit-on dans la note d’intentions. L’actualité marquée par les ambitions de Trump sur le Groenland donne effectivement une résonance toute particulière au projet.
Mais en nous dévoilant d’emblée l’envers du décor, avec les costumes et accessoires utiles au spectacle, on comprend que le voyage dans l’immensité, ici et ailleurs, n’aura rien d’une restitution réaliste, ni d’un manifeste. Immaqaa est sans doute la proposition la plus abstraite de la compagnie MPTA. Toutefois, on retrouve ses fondamentaux.
Espace mental et agrès
La scénographie y occupe encore une place prépondérante. Les figures et combinaisons sont originales, en adéquation avec le sujet. La surface lisse est un formidable terrain de jeu pour ces jeunes acrobates, tous excellents, qui arpentent cette géographie, en équilibre précaire, dans les jours tremblants et les nuits vacillantes. Avec leurs « corps comme baromètres », ils se contorsionnent, escaladent (ou pas) la masse compacte, dévalent cette vague géante. Ils volent et ils voguent. Ils prennent beaucoup de risques, tels ces Inuits qui saluaient leurs ancêtres par des saltos et des vrilles. Composée de porteurs solides et de voltigeur·se·s, la distribution évoque la puissance et la grâce de ce peuple de marins.
Ce spectacle fait œuvre, complète un répertoire très cohérent. Pour ce poète de la hauteur et du vide, se ressourcer a dû être une nécessité impérieuse, après le chaos indescriptible des Hauts Plateaux qui s’achevait par ce texte : « Jusqu’à l’horizon, une immensité aveuglante… Il nous faut regarder autour de nous pour tenter de percevoir cet étrange nouveau monde, et nous devons faire appel à notre imagination pour en saisir les contours ». Comment conjurer la fin redoutée ? Poursuivre en revenant à l’origine.
Justement, Immaqaa commence au milieu de nulle part, des hommes et des femmes marchent. Dans un jour polaire sans fin, ils avancent. Là, depuis la nuit des temps, les traces s’effacent. Sous la banquise, le mystère. Avec eux, on aiguise notre regard afin de discerner des silhouettes. Malgré le climat, des êtres humains (sur)vivent. Ils ne font pas que se battre contre les éléments. Ils s’adaptent et font société. Dans ces contrées inhospitalières, les tribus réchauffent les cœurs, non sans humour, car ils ne manquent pas de malice.
L’esprit des lieux
Le titre signifie « peut-être » en inuktitut. Et si le ressort dramaturgique résidait dans ce mot ? Motivée par des photos retrouvées mais altérées, en partie mises en scène, d’aventuriers retrouvés morts bien après leur disparition, comme une « boîte noire engloutie dans les profondeurs », « l’enquête est un moyen détourné de gratter là où ils ne savaient pas qu’il y avait eu une plaie ».
Parmi les sources, Un monde sans rivage, roman d’Hélène Gaudy (Actes Sud), retrace l’hypothèse d’un voyage arrêté net en 1897, quand trois hommes tentèrent d’atteindre le pôle Nord en montgolfière. Pourquoi ces hommes étaient-ils en habit de fête, dans le désir de paraître, au crépuscule de leur vie ? Mourir là-haut et refaire parler de soi à la faveur de la fonte des glaces révélerait-il l’absurde soif de conquête ?
La cie MPTA a su saisir l’esprit des lieux : la rudesse et la beauté des paysages ont inspiré de sublimes images, entre aveuglement et éblouissement. Gris sales du brouillard et blancs lumineux composent la palette de l’éclairagiste. On se laisse porter par cette imposante structure qui recompose sans cesse l’espace. L’iceberg s’anime. De même, la frêle embarcation du final qui n’a, malgré tout, d’envolées que lyriques, prend vie. Quelle poésie !
Sommets de poésie
Le sol est instable, comme notre époque. Mouvant, en permanente évolution, il recèle de propriétés multiples. Des trésors qui suscitent toutes les convoitises. Les acrobates se jettent dans le vide, comme les hommes de notre époque, et nous sommes là, à les regarder tomber, parce qu’ils rebondissent. Ici, ils s’engouffrent dans la faille du monde, pour déceler la moindre présence et esquisser de joyeux horizons. L’échelle articulée, sur laquelle évolue la contorsionniste, est une ligne en suspension reprenant les lettres de l’alphabet inuit : Immaqaa, l’amorce de notre Histoire ? Tout reste à écrire.
Le spectacle regorge de trouvailles, avec même un mât inuit ! De plus, on n’a jamais vu une utilisation de la vidéo aussi innovante, dans les arts du cirque. Enfin, l’univers sonore contribue à la variété des sensations : on perçoit la glace et le tapis de neige, on redoute le vent cinglant et l’on devine l’eau claire qui coule entre les roches primaires. Oui, le Grand Nord palpite. Quelle épopée (é)mouvante !
Léna Martinelli
Immaqaa, de Mathurin Bolze
Site de la cie MPTA
Conception, mise en scène : Mathurin Bolze
Avec : Mattéo Callewaert, Dario Carrieri, Anahi De Las Cuevas, Tamila De Naeyer, Corentin Diana, Maxime Seghers, Helena Humm, Léon Volet,
Composition musicale : Philippe Le Goff
Conception sonore : Jérôme Fèvre
Dramaturgie : Samuel Vittoz
Scénographie, régie plateau : Gala Ognibene
Machinerie scénique : Nicolas Julliand
Création lumières : Victor Egéa
Costumes : Clara Ognibene
Création vidéo : Orin Camus
Durée : 1 h 10
Dès 10 ans
Théâtre de Sartrouville et des Yvelines CDN • Place Jacques Brel • 78500 Sartrouville
Les 6 et 7 mars 2025
Tarifs : de 4 € à 26 €
Réservations : en ligne • par tel. : 01 30 86 77 79 • par mail
Tournée ici :
• Les 13 et 14 mars, Le Trident scène nationale, en partenariat avec La Brèche, PNC, dans le cadre du Festival Spring, à Cherbourg-en-Contentin
• Du 19 au 21 mars, MC2 – Maison de la Culture de Grenoble scène nationale
• Les 27 et 28 mars, Château Rouge scène conventionnée, à Annemasse
• Du 9 au 11 avril, Théâtre de Bourg scène nationale de Bourg-en-Bresse
• Du 16 au 19 avril, Bonlieu scène nationale d’Annecy
• Les 21 et 22 mai, Espace des Arts scène nationale de Chalon-sur-Saône
• Du 3 au 6 juin, Maison de la Danse de Lyon, dans le cadre du Festival utoPistes, à Lyon
• Du 24 au 26 juin, Festival des 7 Collines, Comédie de Saint-Étienne
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ « Portrait de Mathurin Bolze », par Michel Dieuaide
☛ « Hauts Plateaux », de Mathurin Bolze, par Léna Martinelli
☛ « Barons perchés », de Mathurin Bolze, par Trina Mounier
☛ « Fenêtres », de Mathurin Bolze, par Léna Martinelli
☛ « À bas bruit », de Mathurin Bolze, par Trina Mounier
☛ « Du goudron et des plumes », de Mathurin Bolze, par Léna Martinelli
☛ « Ali », de Mathurin Bolze et Hedi Thabet, par Trina Mounier
Photos : © Brice Robert sauf la 5 © Christophe Raynaud de Lage