« Intrigue et amour », de Friedrich von Schiller, Théâtre du Peuple ‑ Maurice‑Pottecher à Bussang

« Intrigue et amour » © Éric Legrand

Amour impossible pour intrigue philosophique

Par Cédric Enjalbert
Les Trois Coups

Le Théâtre du Peuple de Bussang, fondé par Maurice Pottecher dans les Vosges en 1895, fête ses cent vingt ans. À l’honneur cette année, l’Allemagne, avec au programme deux pièces : « l’Opéra de quat’sous » de Bertolt Brecht, dans une adaptation de Vincent Goethals, et « Intrigue et amour » de Schiller, monté par Yves Beaunesne.

Une « danse des sept voiles ». Yves Beaunesne a trouvé la formule pour imager l’une des pièces les plus célèbres de Schiller, qui demeure rarement mise en scène. À vrai dire, il faut un œil et des idées pour monter ce drame sentimental cousu d’un épais fil blanc, pour en ressortir, par-delà l’intrigue improbable, la beauté et l’esprit. Yves Beaunesne a cet œil. Pensant de cette histoire qu’elle est de préférence « délicieusement tordue », il y puise la ressource esthétique et philosophique pour créer un spectacle enlevé bien que long, parvenant à saisir ce je-ne-sais-quoi qui marque l’esprit du temps, celui des révolutions, en 1784 lorsque Schiller compose, comme aujourd’hui. Qu’est-il cet esprit ? Il tient à un vent de liberté qui souffle sur les mœurs, balayant les conceptions de l’identité, de la famille et du bonheur, des idées neuves qui fructifient en Europe. Schiller ravive par son intrigue un débat posé par les Lumières sur la nature de l’humanité en l’homme : doit-il s’extraire de sa condition par la raison ou suivre le pli de la nature et de la tradition ? Cette ambivalence, lorsque l’attachement aux racines le dispute à l’arrachement au « monde d’hier », ne cesse d’occuper les êtres politiques, sociaux et aimants que nous demeurons.

Parmi les fils blancs qui tissent Intrigue et amour, Yves Beaunesne démêle donc ce fil rouge philosophique tendu entre chacun des personnages dont, selon son expression, « aucun n’est vraiment secondaire ». Une distribution prestigieuse renforce l’épaisseur et la crédibilité de chacun. Jean‑Claude Drouot, remarquable dans le rôle du président von Walter, figure un père puissant mais désarmé face à l’amour de son fils Ferdinand (Thomas Condemine), épris de Louise la roturière (Mélodie Richard), fille de musicien. Que peut autorité patriarcale contre la vitalité romantique de « jeunes gens en colère », transformant les amoureux en oiseaux de bohème, et leur amour en amour libre bien qu’impossible. Philippe Fretun, père de Louise, s’impose de bout en bout en héraut malgré lui des idées neuves qui gagne l’Europe, dans ce rôle de père aimant et mordant, faisant de la liberté et du choix la mesure de l’identité personnelle. Où l’on entend, entre les lignes de Schiller, combien la liberté est difficile lorsqu’elle affronte l’instinct et la raison, le pouvoir et l’injustice, lorsque le progrès va contre, tout contre la tradition. De cette exigence, être libre pour être soi-même, découle le sentiment d’avoir à endurer désormais « le fardeau de l’existence », lorsque plus rien ne va de soi. Véritable révolution de la perception, l’émergence d’une conscience de soi ouvre la voie à l’exploration de l’intime, qu’Yves Beaunesne saisit avec maîtrise, lui qui cite l’écrivain George Steiner, pour dire autrement de ces êtres sans attaches qu’ils « n’ont pas de racines, mais des jambes ».

La traduction de Marion Bernède, remarquable de verdeur et de finesse, transpose merveilleusement l’esprit, composite, révolté et vibrant, qui traverse Intrigue et amour. Composites, la scénographie et les costumes le sont aussi, mêlant délicatement les tableaux ébauchés, les rideaux, un piano, un ensemble de bric et de broc, en construction, évoquant une architecture précaire, de transition. Le souffle de l’intrigue, entretenu par des intermèdes de musique et de chant orchestrés par Camille Rocailleux, se perd malheureusement dans les longueurs finales du drame, lequel s’achève toujours – coutume bussenette oblige ! – sur la magique ouverture du fond de scène, découvrant un coteau herbeux. Alors chacun des personnages retourne à la nature, gravissant le vallon qui prolonge le dos du théâtre dans une échappée purement romantique. Où le sentiment du sublime naît de la confrontation à la puissance immuable et secrète du monde, de l’appréciation de la beauté incertaine de l’existence, lorsqu’elle suit ce chemin accidentel qui ne mène nulle part, ou plutôt « au-delà de l’horizon ». 

Cédric Enjalbert


Intrigue et amour, de Friedrich von Schiller

Texte français : Marion Bernède et Yves Beaunesne

Mise en scène : Yves Beaunesne

Avec : Hélène Chevallier, Thomas Condemine, Olivier Constant, Frédéric Cuif, Philippe Fretun, Jean‑Claude Drouot, Anne Le Guernec, Sophia Leboutte, Mélodie Richard, Jeanne Lepers, Gaël Soudron

Collaboration artistique : Marion Bernède

Scénographie : Damien Caille-Perret


Lumières : Florent Jacob

Création musicale : Camille Rocailleux

Maître de chant : Haïm Isaacs

Costumes : Jean-Daniel Vuillermoz

Maquillages : Catherine Saint-Sever

Stagiaire assistante : Pauline Buffet

Assistanat à la mise en scène : Marie Clavaguera-Pratx et Marie Baxerres

Photos : © Éric Legrand

Théâtre du Peuple – Maurice-Pottecher • 40, rue du Théâtre • 88540 Bussang

Réservations : 03 29 61 50 48

info@theatredupeuple.com

Les 29, 30, 31 juillet et les 1er, 5, 6, 7, 8, 12, 13, 14, 15, 19, 20, 21, 22 août, mercredis, jeudis, vendredis et samedis à 15 heures

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