La folie à portée de tous
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
En complicité avec Johanna Korthals Altes, Isabelle Lafon s’est imprégnée d’écrits et de rencontres avec des psychiatres, des enfants ou adultes hospitalisés. Un spectacle profondément humain qui nous aide à porter un autre regard sur la folie.
Avec une porte blanche pour seul décor et un tabouret comme accessoire, on comprend d’emblée que les comédiennes vont s’évertuer à déployer notre imaginaire. En effet, avec intensité, Isabelle Lafon et Johanna Korthals Altes, qui est de toutes ses pièces, depuis 2008, donnent sensiblement la parole à des êtres plus ou moins fracassés, traversés par « un vent de folie » ou au bord du gouffre. Ça ne décoiffe pas, car elles se jouent de nos folies ordinaires et portent un regard bienveillant sur des cas plus « sérieux ». Tout en délicatesse.
Concentrée à porter à la scène les paroles de femmes (dont Anna Akhmatova, Monique Wittig, Virginia Woolf, Marguerite Duras), Isabelle Lafon peut aussi être bouleversée par les témoignages d’anonymes, comme ces touchantes Impressions d’une hallucinée, texte écrit en 1882 lors d’un atelier d’écriture durant lequel des « aliénées » se sont exprimées. Elle poursuit alors sa recherche. Il en ressort une trame, à laquelle sont joints de courts extraits des écrits du psychiatre Gaëtan de Clérambault et de l’éducateur et écrivain Fernand Deligny. Entre intime et grande Histoire, elle sonde donc la folie pour apprendre à se croiser, s’écouter, se rencontrer. Car la folie fait peur, non ?
Dedans et dehors
Après le dialogue en bord de scène, à cour, où les deux femmes convoquent souvenirs et anecdotes personnelles, la metteure en scène fait entendre quelques mots extraits de L’Encéphale, revue de référence en psychiatrie francophone. On croise ensuite une galerie de personnages, dont on entend les voix et les cris étouffés : mademoiselle M., femme internée à la fin du XIXe siècle à Sainte-Anne qui entend des voix, une autre érotomane, Babette, raide dingue d’un prêtre, la petite Madeleine, incapable de croire en la méchanceté des hommes, mais aussi François Tosquelles, inventeur de la psychothérapie institutionnelle, qui a toujours cru que l’enfermement n’était pas la solution.
Habilement, le texte tisse des liens entre ces folles aux mille et une vies. Les interprètes se glissent alors dans les mots de ces personnes, mêlent aussi ces histoires avec les leurs, passant allègrement du « je » au « tu », faisant des aller-retour entre réalité et illusion, vécu et ressentis, états de folie et normalité. Ces basculements incessants évoquent les dissociations propres à certaines maladies. Les ellipses et confusions participent de l’équilibre, fragile, de l’ensemble. Mais c’est très juste par rapport au sujet et intéressant sur le plan du jeu, tout en ruptures, pour la distance instaurée.
En effet, comment interpréter des fous sans sombrer dans la caricature ? Johanna Korthals Altes irradie de sa présence solaire, tandis qu’Isabelle Lafon se laisse traverser par des états, vrille sans toutefois tomber dans l’écueil. Elle est émouvante dans ses tête-à-tête avec ses personnages, même si un regard extérieur aurait été utile pour mieux gérer le débit de la parole et supprimer certains gestes parasites. Toutes deux habitent le plateau et parviennent à donner corps à ce texte, entre collage dadaïste et manifeste un brin didactique. Un vrai défi pour la direction d’actrices, y compris devant et derrière la porte.
C’est à Yanis Benhissen, 8 ans, qu’est emprunté le joli titre le « Je pars sans moi » (Le Livre de Yanis, Livre de rencontres dans les écritures, avec Patrick Laupin, paru aux éditions La rumeur libre en 2017). Que de souffrance, et aussi de poésie, chez certains fous ! Et c’est ce qu’on avait tellement apprécié dans Et pourquoi moi je dois aussi parler comme toi ?, avec Anouk Grinberg et Nicolas Repac dans la même salle en début de saison. Nous avions été emportés par ce vent de folie-là.
Ici, emmenés aux frontières du désarroi mental, notre regard est aussi déplacé vers des ailleurs, palpables, mais toujours sur les bords et dans le fond. Si elle décloisonne, Isabelle Lafon nous fait juste entrevoir ces vertiges, sans nous faire passer le seuil de cette fameuse porte. Par pudeur, sans doute. Cela n’empêche pas de mettre ces récits à notre portée, pour rendre ces gens fréquentables. Humains. C’est la moindre des choses et c’est déjà beaucoup. 🔴
Léna Martinelli
Je pars sans moi, d’Isabelle Lafon et Johanna Korthals Altes
Texte inspiré des œuvres du psychiatre Gaëtan de Clérambault et des écrits de Fernand Deligny
Site de la compagnie Les Merveilleuses
Conception et mise en scène : Isabelle Lafon
Avec : Johanna Korthals Altes et Isabelle Lafon
Lumières : Laurent Schneegans
Costumes : Isabelle Flosi
Assistanat à la mise en scène : Jézabel d’Alexis
Durée 1 h 10
La Colline – Théâtre national • Petit théâtre • 1 rue Malte-Brun • 75020 Paris
Du 17 janvier au 12 février 2023, mardi à 19 heures, du mercredi au samedi à 20 heures, dimanche à 16 heures
De 8 € à 30 €
Tél : 01 44 62 52 52 ou en ligne
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Les Imprudents, d’Isabelle Lafon, par Trina Mounier
☛ Vues Lumière, d’Isabelle Lafon, par Laura Plas
☛ Deux ampoules sur cinq, d’Isabelle Lafon, par Marion Le Nevet