Un théâtre rare et ravageur
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Julien Gosselin revient à Avignon avec une trilogie-fleuve adaptée des romans de l’auteur américain. Son geste artistique, encore plus radical, s’est approfondi. Le spectateur se laisse immerger dans une expérience théâtrale paroxystique, labyrinthique, à la fois inouïe et éprouvante.
Après les Particules élémentaires de Houellebecq et 2666 de Bolaño, ce nouvel opus nous plonge dans un univers encore plus complexe. Les quatre textes de Don DeLillo, Joueurs, Mao II, le Marteau et la faucille, les Noms, peuvent être montés séparément, mais tous rendent compte d’une pensée, d’un langage. L’écriture protéiforme du romancier mêle le « flot mou » de la conversation et une poésie qui interroge la « racine des mots », explique Gosselin. Les récits, souvent opaques, égarent : les personnages n’achèvent pas leur trajectoire et la fin reste ouverte. Surtout, Don deLillo aborde (comme Bolaño) des thèmes chers au metteur en scène (littérature, violence), et c’est un « auteur de cinéma ».
L’artiste, désireux de « raconter » un idiolecte singulier sonnant comme un cri, de faire entendre un déferlement de vocables qui luttent contre la terreur du monde, avait besoin d’un format long. Dix heures de représentation pour que la parole, mise en jeu par le corps, s’écoule à l’infini. Alors certes, les mots claquent, font violence au spectateur. Portés par la musique, la lumière, les images, la fumée, ils peuvent terrasser. L’abondance peut nuire à la densité du propos ou à la force poétique. L’hermétisme peut provoquer un écœurement.
Mais cette réception est assumée. Gosselin veut nous faire éprouver cet état, nous engager émotionnellement et physiquement, nous faire sortir de notre vie. Ou plutôt, comme il le dit, « hisser le théâtre au même niveau », d’où la fatigue, l’incompréhension, la tension, le vide, inhérents à l’existence. Cette proposition extrême nous emporte absolument.
Une terreur rouge sang pour bafouer la violence du monde
Malgré l’absence d’unité dramaturgique, les textes sont reliés par un fil rouge : le motif du terrorisme (politique, idéologique, religieux, langagier) fait écho à notre terreur de spectateur face à ce monstre théâtral. En effet, Joueurs évoque,un couple désœuvré habitant à New-York près des Twin Towers : Lyle, marqué par un attentat dans sa banque, s’affilie avec un groupe de terroristes communistes; sa femme Pammy a une aventure avec un ami homosexuel qui se suicide en s’immolant. Dans Mao II, il est question d’une secte, de rencontres sensuelles, d’un écrivain caché qui est contacté par un maoïste et se rend à Beyrouth où un jeune poète a été enlevé. Un récit, projeté sur des images de forêt, raconte aussi la torture d’un prisonnier cagoulé par un jeune garçon.
Dans la Faucille et le Marteau, on trouve une autre figure de prisonnier : Jerry s’interroge sur la civilisation, les médias, les banques, inhale les « impérissables vapeurs de la libre entreprise » depuis un pont, avant de regagner son camp. Enfin, les Noms fait intervenir un expert en analyse de risques (James, le narrateur), un archéologue érudit fasciné par les langues et les alphabets (Owen) et un cinéaste qui enquêtent sur d’étranges sacrifices rituels à Athènes, au Proche et au Moyen-Orient, en Inde. Le fils de James, passionné par les langages codés, entreprend d’écrire une biographie sur Owen. Outre la question du terrorisme, on l’aura compris, des figures (le jeune garçon, le prisonnier, l’artiste), et des thèmes (l’ultra-libéralisme, le mystère, le langage, le rituel) essaiment les quatre textes.
Le fait de réfléchir la vacuité de la pensée néolibérale, les thèses communistes et/ou terroristes, les théories sur la fiction et la fin du langage, en soi, est passionnant. Mais ces sujets sont traités de façon très originale, comme des éléments d’une partition, ou d’un « paysage », pour reprendre une métaphore de Gosselin. Voilà pourquoi il semble vain de vouloir tout comprendre, tout approfondir, lorsque l’on assiste au spectacle, quelle que soit sa frustration. Ce que charrie le texte n’a de sens que parce qu’il est porté par des corps. Les mots et la chair des acteurs, au même titre que la scénographie ou les sons, participent d’une atmosphère. Ils rendent compte de la « petite musique » de l’œuvre de Don DeLillo.
« Pour une radicalité formelle qui fait art » (Julien Gosselin)
Si cette immense littérature nous parvient avec tant d’éclat, c’est bien grâce à la mise en scène et à la performance, étourdissante, monstrueuse, des artistes : acteurs, musiciens qui jouent en live, vidéastes. Le plateau est diffracté en plusieurs espaces de jeu : scène cachée ou non, salle, jardin de la FabricA. Les écrans saturent l’espace ou s’effacent pour exhiber la machinerie théâtrale. Le plein alterne avec le vide. Plusieurs représentations et temporalités cohabitent ainsi. On voit les corps en train d’être filmés et on les retrouve simultanément, cadrés, sur un écran – ce qui raconte autre chose. Les voix des narrateurs se multiplient également sur scène, hors champ, dans les récits projetés.
Tous ces décalages, déplacements, ruptures, qui confinent au vertige, traduisent une esthétique maîtrisée et un geste cinématographique au service du théâtre. Il est notable, d’ailleurs, que le plateau, opaque au début du spectacle, dévoré par le film, se dévoile peu à peu et nous laisse pénétrer les corps au plus intime, à la fin. Le cinéma, « monde de l’intérieur » d’après un personnage, s’efforce de ne pas dévorer la peau des acteurs.
Certes, cet équilibre entre les deux langages est peut-être imparfait. La polysémie des signes scéniques effrayante. Certains passages abscons. Comme Tep, à la fin des Noms, qui ne parvient pas à comprendre et à parler la glossolalie (la « voix de l’Esprit » en soi), on peut se sentir déconcerté. Mais le spectacle, qui s’achève sur le constat d’une « langue nouée – prodige raté du monde », accomplit sa propre merveille : faire sentir la force terrible des mots à une collectivité rassemblée dans un pur présent (dilaté !). Extraordinaire. ¶
Lorène de Bonnay
Joueurs, Mao II, les Noms, d’après Don DeLillo
Textes Joueurs, Mao II, les Noms et le Marteau et la Faucille
in l’Ange Esmeralda de Don DeLillo, traduction Marianne Véron,
publiés aux éditions Actes Sud
Adaptation et mise en scène : Julien Gosselin
Avec : Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé, Adama Diop, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Antoine Ferron, Noémie Gantier, Carine Goron, Alexandre Lecroc-Lecerf, Frédéric Leidgens, Caroline Mounier, Victoria Quesnel, Maxence Vandevelde
Scénographie : Hubert Colas
Musique : Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé, Maxence Vandevelde
Vidéo : Jérémie Bernaert, Pierre Martin
Son : Julien Feryn
Durée : 10 heures
Photo : © Christophe Raynaud de Lage
La FabricA • 11, rue Paul-Achard • 84000 Avignon
Dans le cadre du Festival d’Avignon
Réservations : 04 90 14 14 14
Du 7 au 13 juillet 2018, à 15 heures
De 10 € à 30 €
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ 2666 de Roberto Bolaño, mise en scène Julien Gosselin, par Maud Sérusclat-Natale
☛ les Particules élémentaires de Michel Houellebecq, mise en scène Julien Gosselin, par Aurélie Plaut