Un texte sans corps
Par Alicia Dorey
Les Trois Coups
Seuls les inconditionnels de Robert Desnos se laisseront emporter par ce « Journal d’une apparition », en ce moment à l’affiche au Théâtre national de Chaillot.
Mettre en scène l’histoire d’amour d’un poète surréaliste et d’un fantôme, voilà qui avait de quoi piquer notre curiosité. La passion dévorante de Desnos pour la chanteuse de cabaret Yvonne George, véritable coqueluche des intellectuels de l’époque, fut à l’origine d’une lente descente aux enfers pour l’auteur de Corps et biens. Sombrant peu à peu dans la folie, confondant le rêve et la réalité, le poète voit émerger en songe celle qui hanta ses nuits jusqu’à sa disparition brutale en 1930. Il composa pour elle le célèbre poème J’ai tant rêvé de toi, dont on redécouvre ici l’incroyable beauté. Au fil de ses insomnies, entrecoupées d’apparitions oniriques, on identifie un Robert Desnos inquiet, tourmenté, qui nous inspire à la fois pitié et compassion. Ce n’est qu’après des années de souffrance qu’il rencontra enfin la femme qui partagera sa vie, Youki Foujita. En dépit d’une relation parfois chaotique, celle-ci lui restera fidèle jusqu’à sa mort.
Nous connaissions les amours tumultueuses de Robert Desnos, qui ont été à l’origine de ses meilleurs vers, et c’est avec une certaine impatience que nous voulions les entendre résonner à nouveau, dans le cadre intimiste de la salle Maurice-Béjart. Les mots du poète forment ici une matière dense, palpable, presque organique, à travers une longue litanie de lettres et de poèmes dont l’agencement chronologique frôle la perfection. Dès les premières minutes, nous nous laissons happer par l’atmosphère angoissante de ses délires nocturnes, envoûtés par la ferveur avec laquelle Gabriel Dufay déclame la poésie de celui qu’il considère comme l’un des plus grands écrivains de son époque. C’est justement là que le bât blesse : dans cette pièce, c’est le texte qui devient le personnage principal, au détriment de tout le reste : se suffisant à lui-même, tout le surcroît nous paraît superflu.
Un décor suranné au charme désuet
Les apparitions nocturnes qui hantèrent les nuits du poète sont incarnées par la comédienne Pauline Masson, très caricaturale dans son rôle de fantôme aux allures de diva. Son exubérance finit par nous irriter, en venant interrompre un flot poétique que l’on voudrait intarissable. Il serait cependant injuste de ne pas souligner la remarquable interprétation de Gabriel Dufay, dont la ressemblance avec Desnos est particulièrement troublante : même visage ovale, même éclair de folie dans le regard… On croirait presque le voir se dresser face à nous.
La volonté manifeste de déployer sur scène tous les artifices d’un petit théâtre de chambre donne au spectacle une atmosphère résolument vieillotte, dont il ne parviendra pas à se départir. La reconstitution de l’appartement du poète pèche par excès de réalisme. Trop de lourdeur dans la scénographie et de fioritures dans les costumes achèvent de nous enfermer dans un théâtre un peu poussiéreux et obsolète. Espérons que cela réussira tout de même à convaincre un public de passionnés de poésie à se pencher sur l’œuvre exceptionnelle de Robert Desnos. ¶
Alicia Dorey
Journal d’une apparition, d’après l’œuvre de Robert Desnos
Adaptation et mise en scène : Gabriel Dufay
Avec : Gabriel Dufay, Pauline Masson et Antoine Bataille
Collaboration artistique : Pauline Masson
Musique : Antoine Bataille
Regard chorégraphique : Corinne Barbara
Scénographie : Soline Portmann, Marion Flament, Jimme Cloo
Lumières : Sébastien Marc
Costumes : Gabriel Dufay, Soline Portmann
Photo : © Vladimir Vatsev
Théâtre national de Chaillot • 15, rue Malte-Brun • 75020 Paris
Réservations : 01 44 62 52 52
Site du théâtre : http://theatre-chaillot.fr/
Métro : ligne 9 et 6, arrêt Trocadéro
Du 2 au 17 octobre 2015, les 2, 3, 6, 7, 9, 13, 14, 16 et 17 à 20 h 45, les 8 et 15 à 19 h 45, le 10 à 17 h 45, les 4 et 11 à 15 h 45, le 15 à 14 h 30
Durée : 1 h 30
35 € | 27 € | 13 € | 11 € | 8 €