Arcanes d’un mythe
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Soumettre un voyage éclaté dans le mythe de Don Juan… tel était le défi difficile que s’était lancé le tout jeune metteur en scène David Mambouch (avec des soutiens logistiques de taille, il est vrai, dont celui du T.N.P.). Au final, une proposition souvent brillante, toujours foisonnante, qui aurait gagné à être resserrée.
Ne garder de Don Juan que le prénom annonçait déjà que c’est l’homme-personnage et non telle ou telle œuvre particulière que David Mambouch entendait suivre. Les auteurs sont pluriels, Molière, bien sûr, et Tirso de Molina, Mozart, et Byron aussi. Byron qui consacra un poème fleuve aux errances d’un héros qu’il imagine traversant toute l’Europe, d’Espagne en Grèce et jusqu’à la cour de la grande Catherine de Russie pour y fustiger, tel un Candide, les mœurs de son temps. Le metteur en scène s’est donc livré à une déconstruction du mythe, une exploration savante de ses ramifications, une mise en images luxuriantes, à la manière d’un kaléidoscope, des références que suscite et irrigue le simple nom de Don Juan.
Il était possible de craindre, avec un tel projet, une réalisation cérébrale, un exercice de style abstrait. Il n’en est rien. Ce Juan est une création théâtrale de bout en bout : pas de volonté d’explication, pas de tentation d’exhaustivité, pas de discours, pas de signes trop voyants. Mais un déluge d’images toutes plus belles les unes que les autres, et des clins d’œil à Fellini, Kantor, Znorko, Maguy Marin… et bien d’autres encore, Chéreau sans doute, par exemple. David Mambouch convoque des remémorations de danse, de cinéma et bien sûr de théâtre. Une science du mouvement, des couleurs et des formes, un sens des rapports verticalité-horizontalité, un art du rythme avec des passages très longs comme ces promenades circulaires d’hommes et de femmes marchant lourdement dans la neige et qui tournent, tournent, comme une illustration de l’humaine condition, ponctuées soudain d’éruptions de violence, avec ses cris, son sang. Toutes ces touches jetées à la volée construisent des impressions fortes, font remonter des souvenirs sans qu’il soit toujours possible de mettre un nom sur l’évocation déjà enfuie, d’autant que la pensée est en quelque sorte anesthésiée par tant de beauté et d’émotions mêlées.
La surabondance d’images sublimes finit par nous perdre dans un labyrinthe
L’esthétique de l’ensemble est parfaitement maîtrisée : élégance des drapés et des matières qui composent un décor qui se joue des oppositions entre transparence et opacité, ombre et lumière mises en relief par Yoann Tivoli. On se laisse vite prendre à cette magie des images qui nous mènent d’un bout de l’Europe à l’autre, d’une scène de guerre à un lupanar rouge en passant par quelque salle aristocratique. Et cela d’autant plus que certains morceaux sont fort malheureusement (et même si l’effet est délibéré) pratiquement inaudibles, rendant par exemple peu compréhensibles les vers et confessions de Byron que peu d’entre les spectateurs connaissent sur le bout des doigts. La surabondance d’images sublimes finit par nous perdre dans un labyrinthe.
Mais, rapidement, le texte de Molière revient en force avec tout le poids de sa montée dramatique, ses scènes mythiques, la fascination qu’il exerce, sa progression inexorable. Même si le traitement en est fort original et et s’inscrit tout à fait dans une création plastiquement cohérente, l’écriture de Molière a le dessus et écrase en quelque sorte l’essai de déconstruction. Là, plus de phrases murmurées, mais une mise en voix de ces répliques si familières qu’on n’entend plus qu’elles, on les attend, et elles viennent toutes, ou presque. L’esthétique elle-même s’en trouve subtilement modifiée, il y a comme une rupture palpable de construction à l’intérieur du spectacle.
Peut-être David Mambouch a-t-il voulu trop en dire, toujours courant derrière un mythe tentaculaire, et sans doute aurait-il intérêt à resserrer quelque peu son propos. Mais il s’impose ici comme metteur en scène et directeur d’acteurs (saluons particulièrement la prestation d’Antoine Besson en Sganarelle). Et il a des trouvailles formidables qui vont débusquer l’inédit dans une œuvre pourtant a priori archiconnue : la mort de Juan sans intervention du Commandeur, sans la plus petite concession à ce « miracle d’une statue marchante et parlante », nous offre une fin athée que n’aurait pas déjugée un Mozart franc-maçon, véritable pied de nez aux intégrismes religieux. ¶
Trina Mounier
Juan, d’après Molière, Byron et d’autres
Mise en scène : David Mambouche
Avec : Mathieu Besnier, Antoine Besson **, Olivier Borle *, Estelle Clément-Béalem, Louis Dulac, David Mambouch, Agnès Potié, Adolfo Vargas
* Comédien de la troupe du T.N.P. / ** Comédien de la Maison des comédiens du T.N.P.
Scénographie : Benjami Lebreton
Construction : Balyam Ballabéni
Sculptures réalisées avec l’aide de Mayalen Otondo
Création lumière : Yoann Tivoli
Création musicale et sonore : Louis Dulac et Charlie Aubry d’après les propositions de Louis Dulac, Marion Leclerq, Martin Quay, David Mambouch
Costumes : Catherine Ray
Entraînements quotidiens et assistanat : Marie-Agnès Zeliner
Photos : Michel Cavalca
Administration de production : Julie Duchènes
Coproduction : Katet Cie David-Mambouch, Théâtre national populaire, Cie Maguy‑Marin
Avec le soutien de La Fonderie du Mans, Ramdam, un centre d’art, la S.P.E.D.I.D.A.M.
Durée : 2 h 15
Théâtre national populaire • 8, place Lazare-Goujon • 69627 Villeurbanne cedex
Réservations : 04 78 03 30 00
Du 24 février au 8 mars 2015, du mardi au samedi à 20 heures ; le dimanche 8 mars à 16 heures
Apéro-rencontre avec David Mambouch le samedi 7 mars à 11 heures