« Le Firmament », Lucy Kirkwood, Chloé Dabert, Théâtre des Célestins, Lyon 

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Mères Courage

Par Trina Mounier
Les Trois Coups

Avec « Le Firmament », Chloé Dabert signe une pièce chorale et un manifeste en hommage au courage des femmes qu’elle emprunte à Lucy Kirkwood. L’autrice anglaise, encore mal connue en France, est très célèbre Outre-Manche, notamment par les scénarios qu’elle écrit pour la télévision. Le spectacle a reçu en 2023, et à juste titre, le Grand Prix Théâtre du Syndicat de la Critique.

Chloé Dabert aime les histoires, de celles qui vous tiennent en haleine, vous bouleversent et posent un regard singulier sur les grandes questions à l’écho universel. Nous sommes en 1759 dans l’Angleterre rurale où viennent d’être arrêtés Sally Poppy et son amant, tous deux jugés dans la foulée pour le meurtre épouvantable d’une petite fille qu’on a retrouvée coupée en morceaux enfermés dans deux sacs. Lui a été déjà pendu, elle vient d’annoncer qu’elle était enceinte, ce qui commue normalement sa peine en exil à vie.

La justice de l’époque est expéditive et n’aime pas du tout les atermoiements. Raison pour laquelle un jury de douze femmes, douze mères de famille, est improvisé dans la précipitation, chargé de vérifier les affirmations de Sally sur sa présumée grossesse, et donc de décider – obligatoirement à l’unanimité – de lui laisser la vie ou de la condamner à mort. Les voici toutes les treize enfermées « sans nourriture, boisson, feu ni chandelle » en compagnie d’un huissier, contraint de leur tourner le dos et de rester silencieux. Ainsi assiégées, les autorités et le peuple qui crie vengeance espèrent bien qu’elles rendront vite leur verdict.

Suspens et huis clos

C’est donc une pièce à suspense à laquelle nous assistons, un huis clos construit sur le même modèle que Douze hommes en colère, le film élevé au rang des classiques par Sidney Lumet avec notamment Henry Fonda. La première qualité de Chloé Dabert est donc de nous captiver durant trois heures, sans temps mort mais tout en ménageant des pauses à notre imagination.

Citons par exemple les deux films signés Pierre Nouvel qui forment de sublimes parenthèses dans la pièce : le premier, en ouverture, montre des femmes au travail, plumeuses, nourrices, porteuses d’eau, de manière répétitive, sur un rythme qui va s’accélérant. L’autre suit Sally et la petite fille folâtrant dans un champ, une scène joyeuse, solaire, bucolique qui pourtant nous étreint car nous en connaissons la fin sinistre. L’idée de conserver le chapitrage de Lucy Kirkwood fait comme un glas dont les coups sont autant de rappels du compte à rebours. Cette metteuse en scène sait l’art dramatique sur le bout des doigts.

Bien que la pièce soit jouée en costumes d’époque (il faut admirer les étoffes et drapés somptueux de Marie La Rocca), elle résonne fortement avec notre époque. Le scénographe Pierre Nouvel imagine pour décor un écrin, à la fois très contemporain avec ses noirs et blancs ou ses lignes épurées, et daté par ses lumières indirectes façon Vermeer. Des fenêtres ouvertes proviennent un grondement effrayant, c’est la colère de la foule qui attend son spectacle.

On ne racontera pas ici toute l’histoire riche en rebondissements (peut-être un peu trop) et pas toujours exempte de coups de théâtre par trop sensationnels. Mais ces réticences exprimées, il s’agit là d’un spectacle de premier ordre dont le romantisme n’aurait pas déplu à un Victor Hugo. La référence au chandelier volé n’est sans doute pas innocente.

La difficile conquête de la solidarité féminine

Et puis, enfin, il y a les acteurs et surtout les actrices. Qui, pour commencer, s’appuient sur de vrais personnages. Elles ne forment pas un chœur, au contraire : ramassées au hasard pour former dans l’urgence un jury populaire, elles ne se ressemblent pas. Elles ont chacune leur individualité, leur caractère, leur terreur devant ce monde inconnu, perçu comme tout puissant, leur haine à fleur de peau contre les puissants qui ne les rend pas plus indulgentes envers Sally, leurs secrets de femmes, leurs jalousies, leurs intérêts. Il y a celle qui psalmodie un cauchemar plein de violence, celle qui voit le diable dans la cheminée, celle qui a peur de tout. Dans ces moments de grande vulnérabilité, elles s’entraident. Ainsi leur unité progresse jusqu’à surmonter les différences sociales. Au moins pour un temps.

Il faut admirer la belle direction d’acteurs de la metteure en scène qui fonctionne comme une chorégraphie, ainsi que quelques actrices particulièrement remarquables. Nous citerons tout particulièrement Bénédicte Cerrutti dans le rôle d’Elizabeth Luke, celle qui ne voulait surtout pas venir se commettre dans le jugement d’une semblable et qui va se muer en ardente et très maline défenseuse de Sally, prônant avec passion la valeur sacrée de la vie et s’opposant à la peine de mort qui attend la coupable. Quant à Andréa El Azan (Sally), elle est tout simplement magnifique dans le déploiement des différents états de son personnage. Terrorisée au début, mutique presque tout du long, elle finit par faire corps avec ces femmes qui, au bout du compte, lui ressemblent, pour supplier, se révolter contre la peine qui l’attend, refuser de devenir la proie de ces yeux mauvais et sadiques venus au pied de l’échafaud.

C’est un fort beau moment de théâtre où autrice et metteurs en scène vous prennent par la main et vous entraînent dans un dédale d’émotions. Avec un texte parfois drôle, malgré la gravité du propos. 🔴

Trina Mounier


Le Firmament, de Lucy Kirkwood

Adaptation : Louise Bartlett
L’Arche est éditeur et agent théâtral du texte représenté
Mise en scène : Chloé Dabert
Scénographie, réalisation : Pierre Nouvel 
Avec : Elsa Agnès, Sélène Assaf, Coline Barthélémy, Sarah Calcine, Bénédicte Cerrutti, Chloé Dabert, Gwenaëlle David, Brigitte Dedry, Olivier Dupuy, Andréa El Azan, Sébastien Éveno, Anne-Lise Heimburger, Asma Messaoudene, Océane Mozas, Léa Schweitzer, Arthur Verret
Collaboration artistique : Sébastien Éveno
Lumière : Nicolas Marie
Son : Lucas Lelièvre
Costumes : Marie La Rocca
Maquillage, coiffures : Judith Scotto
Tournage film : Mohamed Megdoul (cadreur), Raphaël Dallaporta (chef opérateur), Thomas Lanza (assistant à la réalisation ), Gwendoline Bouget, Sylvie Orcier Giuseppe Pellegrino (costumes et accessoires)
Durée : 2 h 45 (entracte compris)

Théâtre des Célestins • Grande salle • 4, rue Charles Dullin • 69002 Lyon
Du 20 au 22 mars 2024, mercredi et vendredi à 20 heures, jeudi à 19 h 30
De 5 € à 40 €
Réservations : 04 78 03 30 00 ou en ligne

Tournée :
• Les 27 au 28 mars, MC2 : Grenoble
• Du 4 au 6 avril, Théâtre du Nord, CDN lLille Tourcoing Hauts-de-France
• Les 10 et 11 avril, Théâtre de Lorient, CDN
• Du 16 au 19 avril, Théâtre national de Bretagne, à Rennes
• Du 14 au 17 mai, TnBA, Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine

À découvrir sur Les Trois Coups :
Iphigénie, de Racine, par Lorène de Bonnay
Girls & Boys, de Chloé Dabert, par Léna Martinelli

Photos © Victor Tonelli

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