« Juste la fin du monde », Jean-Luc Lagarce, théâtre de l’Atelier, Paris

Réduit au silence

Florence Douroux
Les Trois Coups

Metteur en scène et plasticien, Johanny Bert s’empare de « Juste la fin du monde », pièce culte de Jean-Luc Lagarce, dont il propose une vision esthétique, expressive et moderne. Dans une atmosphère hors temps enveloppée de nappes sonores mystérieuses, les comédiens (avec Vincent Dedienne dans le rôle-titre) ouvrent pour nous cette boîte de pandore : les nœuds familiaux.

Après une absence de plusieurs années, Louis revient annoncer aux siens sa mort prochaine. Il y a sa mère et sa sœur Suzanne, vivant dans la maison familiale, son frère Antoine et sa femme Catherine, qui habitent à proximité. Armé de cette urgence de dire qu’il est malade et condamné, Louis débarque sans crier gare. Mais le cercle familial s’est resserré sans lui et a dû composer avec l’éloignement de ce fils aîné, le taiseux de la famille. Solitaire face à un quatuor qui, lui aussi, a des choses à dire, Louis devra tous les écouter, et repartir avec son secret dans la main. Inconsolé.

Objets témoins de la vie familiale, tout un bric à brac flotte dans les cintres. Chaises, punching ball, guéridon, mappe-monde, vélo, attrape-rêve, ou cheval de bois… La mémoire silencieuse de la maison est suspendue. Ces objets serviront de décor au déjeuner de famille, table et chaises abaissées au sol, ou dessineront l’ambiance d’un dimanche à la campagne, la mère allongée dans un transat. Ils évoqueront le souvenir commun, avec ce violoncelle effleuré par l’archet du père disparu. Sans eux, la maison, vide, n’est plus qu’un espace cerné de noir.

En suspension

Cette scénographie (aérienne, c’est bien le mot), sert avec grâce une impression d’éphémère et de nostalgie, cristallisant le sentiment de perte. Jouant sur les hauteurs et le mouvement vertical, Johanny Bert (plus connnu pour son travail de marionnettiste) arrête les objets à mi-chemin, où, doucement balancés, ils semblent errer dans un entre-deux hésitant. Puis, ils se volatilisent dans les cintres, prenant alors une allure presque fantomatique. Une esthétique au service des mots, qui affleurent, adviennent, ou restent suspendus.

La famille apparaît en rangée frontale, puis s’avance en ligne serrée sur le devant de la scène, à l’arrivée de Louis, comme le symbole des quatre vérités qu’il va devoir entendre. Un barrage contre les mots du fils aîné, qui ne cèdera en rien sur l’urgence de l’annonce. Il y a eux et il y a lui. Ils formeront leurs cercles, et évolueront sur leurs trajectoires propres, laissant le fils qui les a largués, cantonné en périphérie, dans son silence. Des positionnements éloquents, qui permettent une judicieuse économie de geste et de déplacement, révèlent toute la dimension statique de la pièce. Cette immobilité quasi statuaire contribue à conférer au spectacle une atmosphère de grande tension, resserrée dans une émotion fortement contenue.

Bons comédiens, excellentes comédiennes

L’écriture de Lagarce apparaît dans toute sa puissance, déroulant une parole qui renchérit et se dédit, se reformulant sans cesse, pour traduire la pensée au plus près. Ces précisions, ces redites, imposent une scansion particulière que les comédiens se sont appropriée, chacun à leur manière. Si Vincent Dedienne adopte une neutralité souvent excessive, son habitude des mots lui donne la diction irréprochable d’un texte maîtrisé. Face à lui, Christiane Millet, toujours si juste, campe une mère souriante – mais désolée – à la parole fluide et aisée, tandis que Loïc Riewer endosse le rôle du frère délaissé qui tourne comme un fauve en cage au milieu des siens, dans un beau crescendo émotionnel.

Deux comédiennes moins connues sont ici stupéfiantes : Astrid Baylha est une Catherine inoubliable. Petits rires gênés, gestes ou mimiques à peine perceptibles, elle incarne avec finesse la belle-sœur inconnue de Louis et permet une scène de présentation jubilatoire, tout comme celle où elle évoque, avec mille circonvolutions, le prénom de son fils. Que de variations et de naturel dans ce jeu !

Céleste Brunnquell, quant à elle, devient, du haut de ses 22 ans, notre Suzanne, cette gamine au verbe saccadé, un peu précipité. La comédienne se jette avec intelligence dans le texte, ayant tout compris de l’impulsivité de son personnage, de ses envies, ses regrets, de sa tendresse blessée. Ruptures, modulation de voix, mode turbot et décélérations, elle fait de sa grande scène de reproches une véritable pépite.

On attendait le dialogue anthologique entre Antoine et Louis. Il révèle ici, dans son évidente cruauté, toute l’ampleur du fossé entre les deux frères. Juché sur un escabeau, pris sur le vif d’une action domestique banale, Antoine lâche ses reproches, alors que Louis tente l’amorce d’un échange, par une main furtive, mais en vain. Sa confidence enfermée, ce dernier doit subir la tragédie du silence. Quelle scène !

Soulignant avec force les mots comme les silences, les intentions comme les retraits, ce spectacle est un bel hommage au texte de Lagarce, à ce « cri » retenu par Louis, mais jaillissant dans la bouche de Suzanne : « Je voulais être heureuse et l’être avec toi (…) Et je te fais des reproches, et tu m’écoutes ».

Florence Douroux


Le texte est édité chez Les Solitaires intempestifs.
Mise en scène et scénographie : Johanny Bert
Avec : Astrid Bayla, Céleste Brunnquel, Vincent Dedienne, Chritiane Millet, Loïc Riewer et les marionnetistes Kahim Abderrahmani ou Élise Cornille (en alternance)
Durée : 1 h 30

Théâtre de l’Atelier • 1, place Charles Dullin • 75018 Paris
Du 15 janvier au 20 mars 2025, du mercredi au vendredi à 21 heures, samedi à 15 heures et 21 heures, dimanche à 16 heures
Tarifs : de 10 € à 48 €
Réservations : Billetterie en ligne • Tel. : 01 46 06 49 24
Tournée :
• Du 25 au 27 mars, Le Cémaphore, scène conventionnée, à Cébazat (63)
• Le 29 mars, La Halle aux Grains, scène nationale, à Blois (41)
• Du 1er au 5 avril, Théâtre de la Croix-Rousse, scène conventionnée, à Lyon (69)
• Les 8 et 9 avril, Théâtre à Pau (64)
• Le 11 avril, L’Odyssée, scène conventionnée, à Périgueux (24)

À découvrir sur Les Trois Coups :
Un jour je renviendrai, de Jean-Luc Lagarce, par Léna Martinelli 
J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, de Jean-Luc Lagarce, par Fabrice Chêne
Hen, de Johanny Bert, par Léna Martinelli

Photos : © Christophe Raynaud de Lage

À propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Du coup, vous aimerez aussi...

Pour en découvrir plus
Catégories