« Kairos », de Bruno Meyssat, Théâtre Nouvelle Génération‐Les Ateliers à Lyon

Kairos © Bruno Meyssat

Retour en Grèce

Par Trina Mounier
Les Trois Coups

Avec ce terme grec, « kairós », mot mythique qui sert à définir une dimension du temps qui échappe à notre vocabulaire, Bruno Meyssat nous plonge d’emblée dans le monde des idées. Et pourtant, c’est dans celui des images qu’il excelle et c’est la réalité grecque d’aujourd’hui qu’il entend dénoncer. Avec force.

Tandis que s’affichent sur le mur noir du fond les paroles à la fois absurdes et scandaleuses des décideurs européens, Jean‑Claude Junker, Angela Merkel, François Hollande, ou des moins grands, technocrates et hauts fonctionnaires, sur le plateau la vie continue.

D’un côté, des exhortations à plus de sacrifices, à plus de rigueur, avec même de cyniques aveux des bénéfices engrangés par la généreuse Europe sur les remboursements de crédits honteusement octroyés, extorqués ; de l’autre, la réalité brute de la misère du peuple à travers une succession d’images particulièrement efficaces. Ainsi, la scène qui ouvre la pièce nous montre une femme devant sa table de cuisine en Formica en train d’éplucher longuement, lentement, un oignon qu’elle coupe en quatre, puis en huit, et qu’elle introduit dans sa bouche pour le manger. Tel quel. Elle mangera tout l’oignon. On discerne la difficulté à mâcher cet aliment indigeste cru, puis à l’avaler, pour en engouffrer un autre morceau. La nécessité est à la hauteur de sa répugnance.

Cette scène, véritablement effrayante, donne à voir la faim, cette figure de proue de la misère. Il y en aura d’autres, comme cet homme condamné à plonger inlassablement dans un canot pneumatique, Sisyphe à l’envers dont on imagine qu’il se blesse à chaque fois ou qui va simplement sauter en rebondissant sur ses orteils repliés. Spectacle de la douleur, d’une douleur retournée contre soi-même, atteinte de la folie. Pratiquement pas de paroles. Mais une explosion d’insolence quand les trois comédiens s’avancent vers le public le poing levé d’où sort finalement un doigt avec lequel ils se livrent à des gestes obscènes dans une danse macabre sur fond de musique de Mozart.

Des scènes très fortes dans un océan de lenteur insondable

Le décor, peu réaliste, évoque pourtant la Grèce grâce à des plaques de tôle ondulée verticales qui ressemblent à s’y méprendre à des colonnes corinthiennes, à un petit tas de sable sur un grand tapis d’un jaune ensoleillé. Mélange de musiques avec de temps à autre des airs typiquement grecs.

S’il réussit à nous parler de la Grèce, en utilisant une sorte de collages qui se renvoient l’un à l’autre leur incohérence mais aussi leur cruauté, si certaines images sont presque insoutenables sans montrer à proprement parler des choses atroces, il faut également distinguer les défauts habituels des œuvres de Bruno Meyssat : une lenteur parfois exaspérante qui conduit inexorablement à l’ennui, un goût immodéré pour les énigmes (des pans entiers du spectacle restent incompréhensibles)… A contrario, reconnaissons-lui un vrai talent de directeur d’acteurs : Yassine Harrada, Julie Moreau et Mayalen Otondo n’ont pas des rôles faciles, avec de longs moments d’immobilité où leur présence et leur regard demeurent intenses. C’est encore une des bizarreries de ce spectacle : il donne l’impression que le temps s’effiloche quand tout à coup il s’accélère. Celui-ci, ce n’est ni chronos, ni aiôn, ni kairos. Ce dernier est peut-être caché dans les occasions qu’ont offertes aux vainqueurs les sacrifices punitifs des vaincus. 

Trina Mounier


Kairos, de Bruno Meyssat

Il s’agit de la première étape d’un travail développé dans sa totalité au mois d’avril 2016 au Théâtre de la Commune-C.D.N. d’Aubervilliers

Théâtres du Shaman

http://www.theatresdushaman.com/

Conception et réalisation : Bruno Meyssat

Avec : Yassine Harrada, Julie Moreau, Mayalen Otondo

Scénographie : Bruno Meyssat et Pierre‑Yves Boutrand

Régie générale : Pierre‑Yves Boutrand

Lumière : Franck Besson

Son : David Moccelin

Assistants à la mise en scène : Élisabeth Doll et Arnaud Chevalier

Assistant stagiaire : Lisiane Durand

Chargée de production : Florence Bourgeon

Administration : Emmanuelle Moreau

Photo : © Bruno Meyssat

Production : Théâtres du Shaman

Coproduction : Théâtre Nouvelle Génération-C.D.N. de Lyon, Théâtre de la Commune-C.D.N. d’Aubervilliers

Théâtre Nouvelle Génération-Les Ateliers • 5, rue du Petit-David • 69002 Lyon

04 72 53 15 15

www.tng-lyon.fr

Du 14 au 18 décembre 2015 à 20 heures

Durée : 45 min

De 10 € à 18 €

Dès 15 ans

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