Kiki ressuscitée
Par Vincent Morch
Les Trois Coups
Imaginé par une pléiade d’artistes dont le talent n’est plus à démontrer (Frank Thomas pour les paroles, Reinhardt Wagner pour la musique, Jean‑Jacques Beineix pour la mise en scène), ce spectacle retraçant la vie d’une grande figure des Années folles parisiennes, égérie d’artistes renommés (Soutine, Modigliani, Foujita, Kisling, Man Ray…), fait preuve d’une étonnante humilité. Loin du tape-à-l’œil facile et des effets de manche hystériques, il se met tout entier au service de son interprète, l’excellente Héloïse Wagner, pour lui permettre de ressusciter sous nos yeux cette femme émouvante et fragile.
Une femme en kimono est accroupie sur la scène. Brune, coiffée à la garçonne et très maquillée, son visage nous est familier. Nous l’avons tous au moins rencontré une fois, en vagabondant dans des boutiques d’affiches, en feuilletant des ouvrages sur l’histoire de la photographie. C’est Kiki de Montparnasse, de son vrai nom Alice Ernestine Prin (1901-1953), cette belle jeune femme que Man Ray a immortalisée avec les ouïes d’un violon dessinées sur le dos. Autour d’elle, tout un bric-à-brac hétéroclite et vieillot : un miroir, un pot de pinceaux, un mannequin de couture, deux têtes de statue, un large fauteuil… Au fond à gauche, on remarque un grand écran.
Si cette profusion d’accessoires contraste avec les scénographies dépouillées que l’on rencontre souvent, l’usage qui en est fait est étonnamment sobre. L’écran est ainsi utilisé de manière ponctuelle, en guise de discret contrepoint visuel à certaines scènes évoquées (une chambre à coucher vide ou des cartes postales, par exemple). Les pinceaux, une seule fois, s’illuminent d’ampoules multicolores au moment où est figuré un haut lieu de la fête.
Kiki de Montparnasse manie dès lors un goût du paradoxe délicat et se joue avec intelligence de l’attente du spectateur. Là où l’on pouvait prévoir un festival un peu baroque, on découvre une mise en scène simple, économe et douce, où tout semble pensé sans jamais être empesé. Elle libère ainsi un espace où l’interprète est réellement libre d’aller chercher son personnage aux tripes, en l’assistant parallèlement, grâce à la mesure qu’elle impose, pour trouver le ton juste. Elle est, en d’autres termes, réellement réfléchie pour l’acteur, pour l’aider à se connecter à son rôle et pleinement le valoriser.
Ses blessures inguérissables
Pour que ce dispositif fonctionne, il faut bien sûr avoir affaire à une interprète de premier ordre. Héloïse Wagner est incontestablement à la hauteur de cette exigence. Au cours du spectacle, elle sait passer subtilement de la revendication joyeuse de la vie que Kiki mène à l’aveu de ses blessures inguérissables d’enfant mal aimée et d’amoureuse délaissée. À mes yeux, le moment le plus beau de la pièce est celui de la mort de sa mère où, contre toute attente, Héloïse Wagner enlève sa perruque et révèle sa chevelure blonde : un geste tout simple, mais qui exprime à merveille qu’à ce moment-là, le masque est tombé.
Héloïse Wagner brille aussi dans son interprétation des chansons de Frank Thomas et Reinhardt Wagner, qui constituent la moitié du spectacle, les chansons illustrant chaque épisode relaté de la vie de Kiki. Irréprochable dans la justesse musicale, elle parvient à faire vibrer tout ce que ces mélodies simples et ces mots choisis – sans être jamais affectés – contiennent d’émotion. Les évocations de la mort de Modigliani et de son amour par Man Ray sont de petits bijoux.
Un mot, encore, sur les textes dans leur ensemble, qui se distinguent également par leur grande justesse, en se tenant éloignés de deux tentations : celle de vouloir créer un effet de réel un peu vain par la recherche d’un langage argotique, celle d’employer une langue littéraire pompeuse comme on en entend malheureusement trop souvent sur les scènes. À la fois précise, simple et élégante, celle que l’on entend ici est un plaisir pour les oreilles, le cœur et l’intelligence.
Certes, des esprits chagrins pourraient reprocher à ce spectacle une facture trop classique, ou une structure trop systématiquement fondée sur l’alternance des saynètes et des chansons. Il n’en demeure pas moins remarquable par sa précision, sa finesse, et la qualité de son interprétation. Une très belle leçon de théâtre. ¶
Vincent Morch
Kiki de Montparnasse, d’après Souvenirs retrouvés de Kiki de Montparnasse
Mise en scène : Jean-Jacques Beineix
Assistante à la mise en scène : Manon Elezaar
Avec : Héloïse Wagner
Accompagnée par Rémi Oswald ou Jean-Yves Dubanton et Rodrigue Fernandes
Chansons : Frank Thomas
Musique : Reinhardt Wagner
Chorégraphie : Corinne Devaux
Vidéo : Christian Archambeau / Jean-Jacques Beineix
Lumière : Pierre Befve
Photo : © Jean-Jacques Beineix
Le Lucernaire • 53, rue Notre-Dame-des-Champs • 75006 Paris
Réservations : 01 45 44 57 34
Site du théâtre : http://www.lucernaire.fr
Du 29 août au 18 octobre 2015, du mardi au samedi à 21 h 30, le dimanche à 19 heures
26 € | 21 € | 16 €