« KiLLT, Les Règles du jeu », Yann Verburgh, Oliver Letellier, Tréteaux de France, Théâtre de la Ville, Paris 

Killt-Regles-du-jeu-Olivier-Letellier © christophe-Raynaud-de-lage

Corps et mots en jeu

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Les Nuits de la lecture viennent de s’achever. Incitation collective à la lecture à voix haute, l’innovant dispositif KiLLT imaginé par Oliver Letellier s’est parfaitement intégré au thème de cette année (le corps). La pièce participative de Yann Verburgh « les Règles du jeu » célèbre le plaisir de lire en rebattant les cartes de façon particulièrement créative puisqu’elle bouleverse notre rapport au texte et au monde. Invitées à prendre part à l’histoire de deux enfants réfugiés, nous avons été touchées, autant qu’éclairées. Déplacées.

Organisées pour la 3année consécutive par le Centre national du livre sur proposition du ministère de la Culture, les prochaines Nuits de la lecture se sont tenues sur quatre jours et nuits bien denses. Le thème de cette 8édition faisait écho aux Jeux Olympiques. Des milliers d’événements, rencontres et animations étaient programmés en bibliothèques, en librairies, mais aussi écoles, musées, lieux culturels et artistiques, espaces associatifs et de solidarités, structures pénitentiaires, ou encore les Instituts français, réaffirmant ainsi la place essentielle du livre auprès de tous.

Parmi les propositions à retenir, celle des Tréteaux de France nous a particulièrement convaincues. Initié en 2020, KiLLT invite un petit groupe de spectateurs à découvrir une pièce de théâtre, accompagné de comédiens dans un parcours original, une déambulation au sein d’une scénographie évolutive constituée de supports variés sur lesquels figurent des extraits. Cette coquille, pour « Ki Lira Le Texte », est plus qu’un clin d’œil : une invitation à une expérience inédite et stimulante.

La guerre en jeu

Aux Pays-des-Guerres, Oldo rencontre Nama. Là où manifestement, « il n’y a plus grand chose à détruire, ni plus grand monde à tuer », les deux enfants préfèrent jouer à reconstruire, plutôt qu’à la guerre. Jusqu’au projet d’exil. Du quotidien dans les ruines jusqu’à leur vie de jeune adulte, on suit donc le duo dans son périple. Le conflit armé fournit l’occasion d’aborder d’autres thématiques sociétales : la dictature, la discrimination et l’amitié, les règles et les droits fondamentaux, l’égalité, la liberté et la solidarité.

Rien de plombant ! Au contraire, les artistes parviennent à nous émerveiller grâce à un traitement adapté et une mise en scène ludique. Invités à prendre en main toutes sortes de supports, les spectateurs font corps avec des panneaux publicitaires, suivent une signalétique, ramassent des cartes, suspendent leurs vœux, tentent de saisir l’espoir en vol. Tantôt ballon, bouteille à la mer ou média, des journaux diffusent une actualité brûlante. Sur le papier, les tissus, à même la peau, au creux de la main, le texte s’adapte à tous les écrins. Y compris une brique, tout un symbole, au milieu de la représentation.

Attrape-rêves

À mi-parcours, ce n’est pas un pavé dans la mare, car la tragédie est en cours. Si se présente l’opportunité de prendre aussi en main son avenir, les aléas ne sont pas éludés : l’errance, les camps de fortune, la violence. Et puis, quitter son pays soulève nombre de questions : « La lâcheté, c’est de renier ses rêves », dit l’un des protagonistes. Tout est-il permis ?

Comment donc exposer à hauteur d’enfants ces enjeux bien plus grands qu’eux ? Cette mobilisation physique stimule les sens autant que l’intellect. La séquence intitulée « Cinq mille jours sans toi » condense la rudesse du voyage, la difficulté de rester, comme de partir, et l’éloignement qui se creuse entre Oldo et Nama. Même des adultes ont les yeux mouillés !

Surtout, on comprend mieux ce que les migrants quittent, ce qu’ils traversent et pourquoi ils font le choix de risquer leur vie. Sans édulcorer, Yann Verburgh expose le contexte géopolitique : terrain de jeux des États-de-Paix qui les arment, les Pays-des-Guerres dévastés deviennent le territoire de milices, qui massacrent à leur tour ses habitants, lesquels n’ont plus d’autre choix que de fuir (quand ils peuvent), pendant que ces mêmes États-de-Paix pillent les dernières richesses (quand il en subsiste).

Immersion

Tout est bien étudié, depuis le dispositif immersif jusqu’aux déplacements, en passant par la typographie. Avant toute chose, la comédienne a présenté aux participants le mode d’emploi. Passeuse, au sens noble, elle a fait en sorte que tous donnent la réplique, même si c’est elle qui prend en charge la part la plus importante du dialogue, tout en livrant une interprétation à part entière. Habile à dés-inhiber la prise de parole, elle nous cueille d’emblée. L’amusement prend le pas sur la pratique parfois fastidieuse de la lecture. Ici, les voix se libèrent. Rythmé, le texte se prête parfaitement à l’exercice.

Un à un, puis ensemble, de façon improvisée, la mise en scène permet aux enfants de donner chair aux mots, qui pénètrent alors leur esprit. Incités à s’emparer de l’histoire à bras le corps, ils deviennent acteurs. Le plaisir infuse jusqu’au groupe, qui ressort plus soudé par l’affirmation des présences singulières et une choralité jubilatoire. Au choix, il est ensuite proposé, un échauffement ou un débat. Dans les deux cas, ces ateliers complètent formidablement l’expérience, à en juger l’enthousiasme général.

Le pouvoir des mots

Ces artistes font le pari des émotions et de la poésie. Et ça marche ! Le propos est sérieux mais d’une grande accessibilité. Pas d’arme comme accessoires, juste des supports à texte et un sac de voyage. De même, « la plus vieille ville des Pays-des-Guerres » n’est jamais représentée. Et pourtant, on entrevoit le Mur des lamentations, une nouvelle cité… Amateur de contes et de théâtre d’objets, Olivier Letellier croise les arts dans une mise en scène très percutante, n’omettant rien, pas même d’introduire le livre.

Entre soleil et lune, cette rencontre relève de la fable, d’une histoire qui se répète depuis la nuit des temps. Sur les ruines fumantes, ces enfants-là tirent des plans sur la comète, ils bâtissent leurs projets. Souvent lyrique mais concentrée, l’écriture est d’une grande limpidité. On avait déjà beaucoup aimé le Théorème du pissenlit (lire notre critique) car, ancrés dans notre monde, ses récits d’initiation ne sont pas des contes à l’eau de rose. Depuis les rêves piétinés, jusqu’aux paroles en l’air, les messages de propagande et les retours de bâtons, les épreuves sont ici nombreuses et aucune solution miracle n’est proposée.

De vive voix

Dédramatiser la pratique de la lecture sur un tel sujet est audacieux, mais la question des migrants tenait au cœur de ces artistes : « L’auteur octroie à ses personnages à l’enfance brisée une vraie force d’action qui me plaît », commente Olivier Letellier. « Nous sommes convaincus que cet engagement résonne avec l’idée d’une société solidaire à laquelle chacun contribue à sa manière ».

Portée par une énergie peu commune, Les Tréteaux de France célèbrent magnifiquement la puissance de l’imaginaire. Ils nous amènent à sortir du cadre pour habiter le texte. Ils nous incitent à changer de braquet pour réinventer le monde, non sans fantaisie. Bref, à nous déplacer. Alors, on se bouge ? 🔴

Léna Martinelli


KiLLT – Les Règles du jeu, de Yann Verburgh

La pièce est éditée chez Actes-Sud Papiers
Les Tréteaux de France, centre dramatique national d’Aubervilliers
Mise en scène : Olivier Letellier
Scénographie textuelle : Malte Martin
Univers sonore : Antoine Prost
Équipe de jeu en alternance : Antoine Boucher, Guillaume Cabrera, Angèle Canu, Aurélie Ruby, Jonathan Salmon, Émeline Touron
Équipe de création : Martina Grimaldi, Camille Laouénan, Loïc Renard et Colas Reydellet
Durée : 45 min (formule scolaire : 2 heures, atelier inclus)
Dès 11 ans

Théâtre de la Ville • Café des œillets • 2, place du Châtelet • 75004 Paris
Du 15 au 20 janvier 2024
Dans le cadre des Nuits de la lecture, 8édition du 18 au 21 janvier 2024

Tournée complète ici :
• Le 19 janvier à 17h à la bibliothèque Marceline Desbordes-Valmores, avec Le Tandem, scène nationale de Douai 
• Du 19 au 23 février, Le grand R, scène nationale de La Roche-sur-Yon
• Du 11 au 16 mars, Le Maillon, théâtre de Strasbourg, scène européenne
• Du 15 au 19 avril, Théâtre du Champ au Roy, à Guinguamp
• Du 29 avril au 4 mai, Théâtre du Cormier, Cormeilles-en-Parisis
• Du 21 au 25 mai, Scènes croisées de Lozère, à Langogne

À découvrir sur Les Trois Coups :
L’Île-de-France fête le théâtre, les Tréteaux de France, par Laura Plas
Entretien avec Robin Renucci, propos rapportés par Léna Martinelli

Photos © Christophe Raynaud de Lage

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