Un monstre froid
Par Corinne François-Denève
Les Trois Coups
Les Scandinaves de Circus Cirkör se sont mis au tricot. Leur nouvel opus parle de guerre, de paix, de quête de sens. De beaux tableaux, de grandes prouesses, pour un spectacle « monstrueux ».
Ils sont venus, ils sont tous là, et en famille, bravant le froid, la fouille Vigipirate, et l’annonce liminaire qui prévient que le spectacle comporte « une scène de guerre et des coups de feu ». Ils sont venus en famille, parce que c’est du cirque, et ils ont même emmené le petit dernier, bien que le programme précisât qu’un âge minimum de dix ans était requis. Il a dû bien trembler, le petit dernier.
Certes, il a vu des funambules, des jongleurs et des acrobates – de formidables circassiens – et encore un monsieur qui, sur un fil, faisait du vélo et du violon. Il a vu aussi de splendides tableaux, une alliance extraordinaire de sons, de lumières, et de numéros parfaitement conduits.
Mais ce Knitting Peace, au titre pourtant supposément consolateur, était surtout terriblement oppressant. Dans un monde postapocalyptique (préhistorique ?) ne subsistent plus que des fils, immenses et sauvages. Ils tissent une jungle, ou une mangrove, dans laquelle, à un moment, se débat une femme. Ces fils peuvent faire aussi des cocons, ou se constituer en grosses ou petites pelotes : les circassiens s’amusent alors à rouler dessus, ou à en faire des projectiles. D’un tableau au suivant, la matrice des fils et des voiles mise en place dès la scène initiale se déploie en une multitude de configurations, toutes plus sophistiquées les unes que les autres. La technique (celle de la régie, ou celle des artistes) est rigoureusement impeccable.
La paix en patchwork
Onirique, poétique, inspiré, plastique, le Knitting Peace de Circus Cirkör dément toutefois les promesses de son titre. En lieu et place du « tricotage » d’une « paix » à venir, espérée et attendue, on a l’impression d’avoir affaire à une juxtaposition décousue de visions, certes sublimes, mais dénuées de lien. La forme – le patchwork, donc, ou le « quilt » plus que le « tricot » – semble demeurer fragmentaire et expérimentale, au grand dam des amateurs d’histoire(s) et de texte(s). Une maille à l’endroit, une maille à l’envers, mais il s’agirait de terminer une ligne, ou d’ordonner le Désordre, le Désastre, pour offrir à un public déjà affligé par ailleurs un petit bout de rêve confortable et duveteux. Peu d’humour, peu de légèreté également, dans ce tricot aux mailles tantôt serrées, tantôt lâches, qui rappelle les pulls de mémé, et qui finit par gratter un peu. Si l’on est dans le conte, c’est bien dans un conte originel, cruel et sans concession, qui impose une série d’épreuves avant de suggérer une catharsis somme toute très hypothétique.
Certes, quelque chose s’est « tissé » entre la scène et le public, le finale en témoigne. Mais comment ce « tissu » a-t-il émergé du Chaos initial, ou du Chaos représenté ? Cette question demeure un mystère. Ou peut-être ce reproche n’en est-il après tout pas un : filer sa matière laineuse et organique en un sens inconnu des profanes, c’est éventuellement restituer la Création en soi. Et si l’on a tremblé, au moins n’est-ce pas d’ennui – de froid, ou de terreur sacrée, peut-être, alors. ¶
Corinne François-Denève
Knitting Peace, de Circus Cirkör
Conception et mise en scène : Tilde Björfors
Avec : Nathalie Bertholio, Aino Ihanainen, Mikael Kristiansen, Tiziana Prota, Alexander Weibel
Musique : Olof Göthlin
Composition et conception sonore : Samuel « Looptok » Andersson, Fanny Senocq, Tilde Björfors, Stefan « Drake » Karlström, Joel Jedström
Scénographie et création des costumes en tricot : Aino Ihanainen
Conception des masques : Helena Andersson
Conception des costumes : Anna Bonnevier
Conception des éclairages : Ulf Englund
Photo : © Mats Bäcker
Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines • place Georges-Pompidou • Saint‑Quentin‑en‑Yvelines
Présenté à Marseille en 2013, le spectacle a été joué aux Boréales de Caen et au T.A.B. de Vannes. Il tourne actuellement en Suède et aux États-Unis.