Ivresse des sommets
Florence Douroux
Les Trois Coups
Après « Vertiges », « Héritiers » et « les Gardiennes », Nasser Djemaï, directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry, revient au seul en scène avec « Kolizion », récit plus intime, explorant, dans une grande densité poétique, les failles creusées au fond de l’être par un leurre fondamental : en suivant une trajectoire toute tracée, Mehdi agit sans liberté, perdant, jusqu’à l’aveuglement, le sens de son existence. Un récit initiatique porté avec talent par Radouan Leflahi.
Le récit de Nasser Djemaï a la belle allure d’un conte moderne. Il y présente une famille de sept enfants aux noms pittoresques, dont Mounir ou « le lumineux », Hilal ou « fin croissant de lune », Mehdi, notre héros, « le guide éclairé par Dieu ». Les parents sont Hayat, « la Vie » et Malek, « le Roi ». Leur petite maison, forêt alentour, fait face à une colline, qui devient symbole d’une ascension tracée d’avance.
Car le benjamin premier de la classe semble choisi par le destin pour briller au firmament d’une vie auréolée de succès. Il se sent investi d’une mission sacrée, héros malgré lui, certain de suivre son étoile du Berger. Ascension sociale ou personnelle, Nasser Djemaï évoque la première, mais, à travers la seconde, se penche sur le sens intime de la vie, de notre vie. C’est là son propos.
Collisions et arrêt d’urgence
Mehdi, surnommé Kolizion, après un premier accident, trace une route brillante, fierté d’une famille d’origine modeste qu’il ne veut pas décevoir. Collège, lycée, bac mention très bien, prépa, école d’ingénieur et poste à responsabilité… Le parcours est une course épuisante qui semble inarrêtable. Un engrenage vertigineux qui le laisse à bout de souffle. Petit à petit, Mehdi-Kolizion se détraque comme une mécanique : heurts, chocs, accident. Collisions et couperet !
Car le haut de la colline n’est que chimère et la visée s’avère un leurre. Le « guide éclairé de Dieu » n’y trouvera pas les aurores boréales promises par son chef. Il lui faudra bien des épreuves pour sortir de cette apnée, se réparer, avoir un regard neuf. Il lui faudra cette collision violente pour que sonne l’arrêt d’urgence et que, dans un entre-deux, hors corps, il prenne, enfin, de la hauteur. La vraie. Pour que « la liberté puisse s’écrire comme le chemin retrouvé de l’enfant ». Un récit épique, onirique, dense comme la forêt alentour.
Clair-obscur
Tout commence dans le noir, avec la voix de Radouan Leflahi : « Ma vie sur terre est un accident. Ni mon père ni ma mère ne veulent un enfant de plus. Six garçons ça suffit ! ». Il allume huit bougies, son foyer familial. Autour de lui, un plateau jonché d’écorces de bois, des livres un peu partout, une théière, des tapis. Et surtout, il y a ce cadre de porte, qui figure les passages empruntés, ces chemins du devoir qui le conduiront droit à un seuil frôlant le non-retour.
Le plateau ne s’éclairera jamais tout à fait. L’histoire se déroule dans un clair-obscur permanent, lumières focalisées sur l’essentiel, en rayons droits ou obliques dessinant espaces, ambiances, situations. Ainsi, cette bande de lumières rose projetée en fond de scène symbolise-t-elle tout en élégance et simplicité la route de Mehdi. Ainsi, encore, des faisceaux en longs couloirs le relient-ils à Sofia, la femme aimée. Un étroit corridor de communication. En soulignant l’isolement conté par le comédien et sa solitude dans une telle esthétique, le travail de lumières est un atout important du spectacle, comme cette partition musicale parfaite.
Cailloux de Petit Poucet
Radouan Leflahi habite avec une talentueuse aisance son plateau d’écorces. On le sent chez lui, allant d’une pièce à l’autre de la maison, chaque étape de son parcours étant une géographie maîtrisée. Un itinéraire ponctué par l’objet ou marqué par l’endroit. Pourquoi pas ? Le texte est dense en effet, en particulier dans la seconde partie du spectacle, qui s’envole dans l’onirisme d’une traversée du miroir, main dans la main avec un enfant guide. Au milieu de ces guirlandes lumineuses qui sont cailloux de Petit Poucet et vision d’une vallée « dégagée de tous les nuages », Radouan Leflahi progresse vaillamment.
Alors qu’espérer de plus ? Peut-être voir le comédien naviguer plus intimement et prendre la haute mer en distançant le rivage. La scénographie, si belle soit-elle, n’y prendrait que sa place, laissant Radouan Leflahi agir seul. Une plongée plus intérieure, amarres larguées, qui le révélerait pleinement, dans la matière si poétique de ce texte chargé d’émotions, laissant apparaître toute sa liberté de jeu, d’espace et de sentiment.
Florence Douroux
Kolizion, de Nasser Djemaï
Le texte est édité chez Actes Sud-Papiers
Mise en scène : Nasser Djemaï
Avec : Radouan Leflahi (et Adil Mekki en tournée à la MC2 de Grenoble)
Dramaturgie : Marilyn Mattei
Assistanat à la mise en scène : Rachid Zanouda
Scénographie : Emmanuel Clolus
Création lumière : Vyara Stefanova
Création sonore : Frédéric Minière
Création costume : Alma Bousquet, assistée d’Amélie Hagnerel
Régie générale et régie plateau : Lellia Chimento
Durée : 1 h 40
Dès 10 ans
Théâtre des Quartiers d’Ivry CDN • Manufacture des Œillets, 1 place Pierre Gosnat • 94200 Ivry-sur-Seine
Du 4 au 20 décembre 2024, mercredi, jeudi et vendredi à 20 heures, samedi à 18 heures, dimanche à 16 heures
De 7 € à 24 €
Réservations : 01 43 90 11 11 ou en ligne
Tournée :
• Du 4 au 7 février 2025, MC2 Grenoble, scène nationale (38)
• Le 7 mars, Les Passerelles, scène de Paris-Vallée de la Marne, à Pontault-Combault (77)
• Du 20 au 22 mars, Théâtre Joliette, scène conventionnée, à Marseille (13)
• Du 25 au 30 mars, Théâtre Michel Galabru, scène de Bayssan, scène en Hérault à Béziers (34)
• Du 3 au 4 avril, Théâtre de Sartrouville et des Yvelines, CDN (78)
• Du 9 au 11 avril, Théâtre de Nîmes, scène conventionnée (30)
Les coulisses du spectacle en vidéo ici
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ « Les Gardiennes », de Nasser Djemaï, par Trina Mounier
☛ « Invisibles », de Nasser Djemaï, par Léna Martinelli
Photos : © Christophe Raynaud de Lage