Les Doms : le bel âge !
Pour ses 20 ans, le théâtre des Doms fête une nouvelle génération d’artistes qui nous parlent au présent, dessinant les contours d’une scène intime et engagée, plutôt brechtienne, divergente et souvent passionnante : coup de projecteur sur trois propositions.
Midi : à l’heure de la révolution « Koupernicienne »
Prenez un casse-croute, brunchez si vous voulez, mais allez voir Koulounisation de Salim Djaferi. Le titre est déjà tout un programme. On y pressent l’humour et la tendresse du spectacle. On y découvre une réflexion sur ce que les mots révèlent, quand on les écoute bien : honte, libération ou, au contraire, oppression. Car le diable niche dans leurs détails : les mutations d’un état (in)civil au gré de la colonisation de l’Algérie, des conseils d’emploi con/descendants ou une simple interférence phonétique : « Toi, c’est Salim ou Selim ? » « Colonisation » ou « Koulounisation ? »
Mais à malin, malin et demi. Salim Djaferi prend ce diable par les cornes, pour, l’air de rien, s’engager, et nous engager avec lui dans une sorte de « révolution koupernicienne ». On croit assister à une insolite vulgarisation de sémiotique au rayon planches et vis de Bricorama, et on se retrouve cul par-dessus tête en Algérie, voire en Argentine, où la France a donné de bien sombres leçons de torture. On suit donc les fils enchevêtrés, mais bien tendus, d’un récit riche en rebondissements et en informations.
Réflexion sur la langue, c’est encore une enquête familiale et un roman national à multiples entrées et interprétations. Car, pour paraphraser Pascal, ce qui est guerre en deçà de la Méditerranée est révolution au-delà (et vice et versa). Ludique, terrible et pudique à la fois, la proposition vaut donc le détour.
La bombe humaine est une comédienne
La fête continue dans l’après-midi avec La Bombe humaine. Ah ! Non, zut, elle est finie. Ne restent que des cotillons éparpillés sur le plateau : images de lendemains d’orgie capitaliste. Alors, quoi ? On se ressert un verre pour oublier l’effondrement imminent ? On fait un gosse ? On devient vegan ou survivaliste ?
Tout le spectacle nous interroge sur ces options (et d’autres), faisant facétieusement écho à notre époque (et pas seulement par les enregistrements sonores d’actualité). Conçu comme une sorte de feuilleton sur sa genèse, il ne tranche pourtant finalement pas. C’est un peu dommage, car il multiplie les scènes, les rencontres, les va-et-vient entre petites histoires et grandes interrogations, quitte à égrener des évidences ou à se perdre parfois. D’ailleurs, on préconiserait bien un peu de décroissance, notamment sur la durée de la proposition et la dramaturgie. Et on aimerait aussi que cette belle scénographie soit un peu mieux amortie.
En définitive, Petits arrangements avec l’anthropocène pourrait être le titre alternatif d’un spectacle qui, à l’image de son « personnage » oscille de manière tragi-comique. Seulement, le titre original prend tout son sens si on se focalise sur l’interprète principale du spectacle : Éline Schumacher. Dès les premières minutes, au moyen de son seul visage, elle incarne nos incohérences, nos petites lâchetés. Face public – proche public, dirait-on même – et jusqu’à un final plus fort, plus engagé et convaincant, elle porte la pièce : la bombe humaine est ici une comédienne.
Faut payer, faut payer !
Autre bombe théâtrale, à fragmentation de certitudes moralisatrices, avec fusées éclairantes de zones d’ombre : Paying for it du Collectif La Brute. Oui, payez, payez pour découvrir cette pépite. Payez la ribambelle de comédiens (comme ça fait du bien de voir une scène peuplée !). Rémunérez ces putes honorables qui nous font jouir en tout bien tout honneur. Payez pour les voir avec talent endosser la défroque d’autres travailleurs de la nuit : ces travailleurs du sexe qu’ils côtoient dans leur quartier de Bruxelles, avec qui ils partagent une part d’histoire infâmante, mais aussi l’exposition au regard et au désir des autres.
Prenez patience, comme à un premier ébat : certes, le prologue cède au cabotinage et s’étale, au prétexte qu’en néerlandais, plutôt que de « prologue » on parle de « préliminaire ». Comme un mec qui veut faire de l’épate, le propos est alors vraiment brillant mais un brin démonstratif et trop digressif. Et après ? Quand il laisse place au collectif et, qu’en même temps, les comédiens se glissent dans les corps des travailleurs du sexe, alors c’est l’heure des grands rendez-vous.
Polyphonique, nuancé mais incisif, le texte est magnifique. Tour à tour ou en même temps, on sourit, on pense, on a la gorge serrée et la colère au cœur. Le spectacle ménage des ruptures intelligentes : mises au point universitaires, témoignages ou performances saisissantes autour des petites danseuses de Degas, péripatéticiennes usées, puis vite oubliées.
La putain est la maman
Par ailleurs, le collectif impose une justesse de ton aux comédiens. Sans doute, aussi, ces derniers expriment-ils une forme de respect et de tendresse pour ces humains dont ils portent les voix. Pas d’effet de manches inutiles, pas de machines, mais des histoires qui touchent, des récits qui disent le rôle fondamental des travailleurs du sexe, aussi précieux en définitive que les infirmier.es, les psychologues, les enseignant.es, les parents dont, souvent, ils prennent le relais méconnu.
Misère de l’Homme sans pute ! Misère d’une société qui, au prétexte de sauver de la perdition, réduit à la misère, à l’illégalité, à la violence, et expose à des conditions de vie insalubres. Misère d’un monde hypocrite et cynique où on sacralise une sexualité normée pour traîner dans la boue ceux qui y dérogent. Tout ça, Paying for it le dit clairement, sans ambages mais sans simplisme ni angélisme. C’est, sans sadomasochisme, une claque qui fait du bien. 🔴
Laura Plas
Koulounisation, de Salim Djaferi
Site de la compagnie
Conception et interprétation : Salim Djaferi
Durée : 1 h 15
À partir de 14 ans
Du 7 au 28 juillet 2022 (relâches le 12, 19 et 24), à 12 heures
Réservation : en ligne
Plus d’infos ici
Teaser
La Bombe humaine, de Popi Jones
Site de la compagnie
Écriture : Éline Schumacher
Mise en scène : Vincent Hennebicq
Avec : Vincent Hennebicq et Éline Schumacher
Interprétation musicale : Olivia Carrère, Marine Horbaczewski
Durée : 1 h 25
À partir de 13 ans
Du 7 au 28 juillet 2022 (relâches le 12, 19 et 24), à 16 h 30
Réservation : en ligne
Plus d’infos ici
Paying for it, de La Brute
Site de la compagnie
Mise en scène : La Brute (Jérôme de Falloise, Raven Ruëll, Anne-Sophie Sterck)
Avec : Ninuccia Berthet, Gabriel Bideau, Ninon Borsei, Marie Devroux, Jérôme de Falloise, Marion Gabelle, Martin Rouet, Raven Ruëll, Anne-Sophie Sterck
Interprétation musicale : Olivia Carrère, Marine Horbaczewski
Durée : 2 heures
À partir de 16 ans
Du 7 au 28 juillet 2022 (relâches le 12, 19 et 24), à 21 h 30
Réservation : en ligne
Plus d’infos ici
Théâtre des Doms • 1 bis, rue des Escaliers Sainte-Anne • 84000 Avignon
Tarifs : de 5 € à 18,50 €
Réservations : 04 90 14 07 99 ou en ligne
Dans le cadre du festival Off Avignon, du 7 au 30 juillet 2022
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