Un beau cauchemar inabouti
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
« La Dernière Nuit du monde », premier spectacle (pour nous) de cette édition dystopique à plus d’un titre, raconte un désastre intime et universel. L’histoire d’un « temps perdu » qui « ne se rattrape plus ». Sonnant comme une variation autour de la chanson de Barbara « Dis, quand reviendras-tu ? », la pièce nous émeut, résonne fort avec l’actualité mais s’avère inégale.
Fruit d’une collaboration artistique entre l’écrivain Laurent Gaudé et le metteur en scène et interprète Fabrice Murgia, la pièce évoque une perte incommensurable. Une loi prescrit aux humains une pilule qui permet de dormir 45 minutes par jour et donne la sensation d’avoir fait une nuit complète. Cette mise à mort des nuits et des rêves, d’un temps dilaté et régénérateur, dérègle inexorablement le cycle de la nature, bouleverse l’ordre du monde. Sagor, personnage et narrateur, vient nous expliquer le rôle qu’il a joué dans cette décision mondiale, en tant que conseiller en communication d’une députée européenne. Il évoque aussi dans son récit rétrospectif ce qu’il a vécu personnellement pendant cet événement : lors de la première « nuit fragmentée », du 29 au 30 octobre, sa femme enceinte, Lou, a étrangement disparu.
Deux fils composent donc cette intrigue nourrie par l’essai de Jonathan Crary 24/7, ainsi que par diverses recherches sur la privation de sommeil ou l’exploitation de la lumière du soleil. Le tressage de ces fils, l’un politique et l’autre sentimental, produit certes un spectacle plein d’émotions. L’histoire, haletante, est composée d’images puissantes qui émanent d’un dispositif scénique efficace (deux espaces de jeu : pour Sagor, un rectangle noir posé au sol devant un grand écran vidéo et, pour Lou, un studio d’enregistrement évoquant des films d’elle tournés par Sagor dans « le monde d’avant »). Le dialogue qui se tisse entre les images, les corps et les deux grands platanes qui habitent ce cloître somptueux ouvert sur la voûte étoilée, est bouleversant. La langue de Gaudé percutante. La présence du fantôme de Lou, incarnée avec grâce par la comédienne Nancy Nkusi, son visage radieux projeté en gros plan, son chant d’amour et de révolte, nous emportent. Cette Eurydice noire en robe blanche, marchant sur des plumes (Enfer ou paradis ?), déchire vraiment le cœur, plus qu’Orphée Sagor (interprété par Fabrice Murgia) qui la pleure et se se métamorphose en meurtrier : on aime moins ce glissement du drame vers le thriller.
Un déséquilibre frustrant
Certes, des vidéos éclairent le contexte, exposent les enjeux économiques, écologiques, biologiques, psychologiques du bouleversement provoqué par cette pilule qui fait « gagner du temps » : des paysages de villes ou d’animaux affolés défilent sur l’écran ou des portraits d’individus (deux politiciennes de clans opposés, un jeune homme racontant ses cauchemars). Que d’échos (appuyés) avec la pandémie que nous traversons actuellement… Mais l’on regrette que les conséquences politiques et éthiques de ce « progrès » ne soient qu’effleurées. La portée philosophique, critique que l’on attendait d’un tel sujet passe au second plan, se trouve diluée ; les réflexions inabouties.
Pourtant, l’idée du spectacle est passionnante. Une pilule qui réduit la nuit de sommeil à 45 minutes et « mange la nuit » : quel hybris ! En s’affranchissant du cycle du sommeil – déjà rêvé par le héros mythique Gilgamesh, rappelle Gaudé – l’Homme moderne capitaliste et transhumaniste est bien sorti de l’humanité. Il nous fait songer aux monstres de Sénèque comme Thyeste, dont les crimes obligent le Soleil à inverser sa course, à s’enfuir, à céder sa place aux ténèbres. Ici, à l’inverse, « le jour déborde » : les lumières artificielles illuminent continuellement les vivants et profanent la nuit. Alors, celle-ci, sacrifiée, se venge. La fameuse nuit où la pilule est administrée, Lou participe à une manifestation violente, se retrouve blessée et hospitalisée, avant de s’évaporer, littéralement. Premier châtiment subi par Sagou ? Les humains travaillent ou se divertissent à n’importe quelle heure, abolissent les frontières entre activité et repos (le chômage baisse de 87% !), si bien que leurs yeux meurtris, inondés de lumière, saignent comme ceux d’Œdipe. Les animaux, en quête d’une arche utopique, partent en exode. Le monde s’efface…
Le spectacle choisit de suggérer cette disparition, non d’exposer le désastre universel. Il préfère la voie du lyrisme : « le printemps s’est enfui », chante éternellement Lou depuis son enfer gelé. Un euphémisme pour dire la mort. Mais comment se plaindre de la beauté, et ce, même si elle pose un voile sur une déflagration que l’on aurait souhaité plus puissante ? ¶
Lorène de Bonnay
la Dernière nuit du monde, de Laurent Gaudé
Mise en scène : Fabrice Murgia
Avec : Fabrice Murgia, Nancy Nkusi
Scénographie : Vincent Lemaire
Musique : Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé, Maxence Vandevelde
Vidéo et caméra : Giacinto Caponio assisté de Dimitri Petrovi
Lumière : Emily Bassier
Son : Brecht Beuselinck
Assistanat à la mise en scène : Véronique Leroy
Durée : 1 h 20
Présentation vidéo par Laurent Gaudé
Photo : © Christophe Raynaud de Lage
Le cloître des Célestins • Place des Corps-Saints • 84000 Avignon
Dans le cadre du Festival d’Avignon
Réservations : 04 90 14 14 14
Du 5 au 25 juillet 2021 à 22 heures
De 10 € à 30 €
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Children of Nowhere de Fabrice Murgia par Léna Martinelli