Soif du sang de leurs enfants
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Quelques jours après « le Prince de Hombourg », Giorgio Barberio Corsetti présente au public avignonnais une autre pièce de Kleist, « la Famille Schroffenstein ». Cette œuvre de jeunesse – vibrante, terrifiante et poétique – sied à merveille aux brillants comédiens issus de l’École régionale de Cannes (suivis durant trois ans par le metteur en scène italien).
La poésie de Heinrich von Kleist fascine Corsetti. Au point qu’il a choisi de rendre hommage au poète dramatique en rebaptisant sa compagnie Fattore K. Il a naturellement accepté la proposition d’Olivier Py de présenter le Prince de Hombourg dans la cour d’honneur au Festival. Et pour clore la formation assurée de 2011 à 2014 aux jeunes élèves de l’É.R.A.C., il a choisi de monter avec eux la première œuvre de Kleist.
Commencé en 1801, le drame romantique en vers blancs la Famille Schroffenstein est une réécriture de Roméo et Juliette. Au Moyen Âge, en Souabe, deux branches d’une même famille, vivant de chaque côté d’un lac, se déchirent : un contrat d’héritage stipule que si les descendants de l’une des branches s’éteignait, « la totalité de son avoir reviendrait à l’autre ». Chacun est aux aguets, prêt à scier les branches de l’arbre voisin. Or, deux tiges ennemies, les jeunes Ottokar et Agnès tombent amoureux dans la montagne, à l’abri du regard de leurs pères. Mais leur sève pure et sublime ne peut remplacer le sang des enfants nécessaire à la pacification du royaume…
Si le texte ne possède ni la densité du Prince, écrit dix ans plus tard (peu avant le suicide de Kleist), ni la verve shakespearienne, il contient des images fulgurantes et colorées, et le poétique se mêle avec beauté au comique grinçant et au tragique. En cinq actes, il dessine des personnages énergiques évoluant dans un univers cauchemardesque. Il y a un peu de Hoffman dans ce songe ou conte nocturne ; de Rousseau, dans la Nature innocente qui abrite les amants. Et beaucoup de Shakespeare, dans l’intrigue, la palette de registres, les thèmes évoqués (une généalogie du pouvoir et de la passion, une famille brisée par la suspicion, les faux-semblants et la vengeance), ou encore les personnages (une sorcière joue un « tour » diabolique à la famille, avec l’artifice d’un auteur).
De jeunes artistes inspirés
Les élèves de l’É.R.A.C. (dirigés aussi avec art par Corsetti) s’approprient, traversent, et exaltent ce texte, avec une justesse impeccable. La mise en scène se focalise sur l’interprétation des comédiens ; les autres signes scéniques (lumières, costumes, scénographie, intermèdes musicaux) ne surajoutent pas du sens, mais semblent servir le jeu. Ainsi, les costumes sont-ils à la fois modernes et d’un style classique. Chaque branche de la famille se distingue, non par des blasons, mais par des couleurs symboliques : les Rossitz sont vêtus en noir et rouge (marqués par le deuil d’un enfant et assoiffés de vengeance) et les Warwand, plus pacifiques, arborent le blanc et le bleu (excepté la jeune Agnès qui porte une robe jaune soleil). Le décor est dépouillé. Les murs noirs de la salle sont habillés par les seuls éclairages. Des structures métalliques, qui s’emboîtent différemment dans chaque scène, figurent la fluidité de la vie et la pluralité des lieux : les deux cours rivales (palais, prison), la maison de la sorcière Barnabé, la montagne, le lac et la grotte. Ces structures neutres permettent d’occuper pleinement l’espace, de créer plusieurs aires de jeu et de suggérer le mouvement.
Les comédiens campent si justement leurs personnages qu’on en oublie leur jeune âge et parfois leur sexe : certains incarnent des parents, voire un grand-père aveugle ; certaines jouent un fils bâtard (Johann devient Jeanne) ou des vassaux dévoués. La qualité de leur jeu suffit à nous faire entrer dans l’illusion, tant leur gourmandise, leur énergie, leur bonheur fou de jouer, sont palpables.
Quelle délectation, aussi, pour le spectateur, d’assister à tant d’éclosions : celle d’un jeune poète écrivant son premier texte dramatique, celle d’élèves en fin de formation artistique. La position omnisciente procure également une jouissance certaine puisque le réel échappe à tous les personnages, sauf au public. En effet, les deux camps se sentent à tort agressés et s’emprisonnent dans une défiance comique et des quiproquos tragiques. La peur de l’Autre (le frère, le même) et les fausses croyances confinent au vertige. Seuls le spectateur et la sorcière (à la fin) « voient », comprennent que la parole manque dans ce cauchemar familial où les pères cherchent à refouler la soif du sang de leurs enfants. Mais, heureusement, c’est en s’abreuvant de ce sang poétique que les élèves de Corsetti purifient leur art, pour notre plus grand plaisir. ¶
Lorène de Bonnay
la Famille Schroffenstein, de Henrich von Kleist
Texte publié aux éditions Actes Sud-Papiers dans la traduction de Ruth Orthmann et d’Éloi Recoing
É.R.A.C. (École régionale d’acteurs de Cannes) • 68, avenue du Petit‑Juas • 06400 Cannes
04 93 38 73 30
Site : http://www.erac-cannes.fr
Courriel : erac@wanadoo.fr
Mise en scène : Giorgio Barberio Corsetti
Avec : Anna Carlier, Anthony Devaux, Capucine Ferry, Alexandre Finck, Adrien Guiraud, Laureline Le Bris‑Cep, Maximin Marchand, Léa Perret, Geoffrey Perrin, Juliette Prier, Lisa Spatazza, Gonzague Van Bervesseles, Chloé Vivares (comédiens de l’Ensemble 21)
Scénographie : Francesco Esposito
Assistanat à la mise en scène : Raquel Silva
Photo : © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
Gymnase du lycée Saint-Joseph • rue des Teinturiers • 84000 Avignon
Réservations : 04 90 14 14 14
Site du théâtre : www.festival-avignon.com
http://www.pearltrees.com/festivaldavignon/schroffenstein-barberio/id10764396
Du 16 au 19 juillet 2014 à 18 heures
Durée : 2 h 10
17 € | 10 €