Uppercut
Florence Douroux
Les Trois Coups
Matéi Visniec nous a habitués à sa plume alerte autour de sujets très sensibles. Le corps de la femme comme arme de guerre touche un summum. Dans « la Femme comme champ de bataille », l’auteur met face à face Kate et Dorra, toutes deux meurtries par la guerre bosniaque. Toutefois par-delà le drame, il écrit la reconstruction et la vie. Bruno Dairou s’empare de ce texte avec toute la délicatesse qu’il mérite, deux comédiennes de talent à la barre.
D’une précision quasi-documentaire, la pièce de l’auteur Franco-Roumain, tôt censuré par le régime de Ceausescu, fait dialoguer, dans un hôpital d’Allemagne, une femme médecin américaine et une femme bosniaque violée. La première, psychiatre, tente de sortir la seconde de son silence prostré. Tout les sépare, sauf l’horreur de la guerre fratricide de l’ex-Yougoslavie.
Quel tour de force que cette quarantaine de pages ! Pudeur, juste distance, humour, l’auteur a composé une œuvre devant laquelle on s’incline. Au fil de ces brèves rencontres, un apprivoisement mutuel entre les deux femmes se dessine. Il fallait du courage pour proposer une nouvelle adaptation de ce récit âpre, évoquant la barbarie.
Force de frappe et délicatesse
Il fallait aussi un travail implacable autour du texte. La proposition tout en finesse de Bruno Dairou est de cet acabit. Sa mise en scène accompagne discrètement, mais sûrement, les mots de Matéi Visniec, dont on perçoit l’étendue de la force de frappe, politique, bien sûr, mais profondément intime aussi. Car ce qui s’exprime, au-delà du traumatisme, c’est un cœur à cœur : les deux femmes ont besoin l’une de l’autre pour panser les blessures et tenter de se reconstruire. Une autre bataille.
Tout commence par ce qui pourrait être le prélude d’une présentation d’un cas clinique. Micro en main, Marie Thomas s’adresse au public, en conférencière. Voix posée, lente, minutieuse. « Dans les guerres interethniques, le sexe de la femme devient un champ de bataille. On a vu ça, en Europe, à la fin du XXe siècle. Le pénis du nouveau guerrier est trempé dans le cri des femmes violées comme autrefois le couteau du chevalier dans le sang de son adversaire ».
Pulsions nationaliste et sexuelle, ethnies frappées par un sadisme primitif, Kate cherche une explication. Pourquoi, comment, le voisin, l’ami d’hier peut-il se déchaîner sur le corps de la femme de son ennemi ? De son « frère » ? Comment peut-il utiliser le viol comme arme de guerre ?
Comme souvent, l’auteur traite du drame avec humour. La scène pivot est une longue évocation de ces « hommes des Balkans », dans laquelle Kate et Dorrra, réunies, trinquent à gogo et déversent la fameuse théorie du « Mais balkanique », de l’auteur. L’auteur y passe en revue les frères ennemis de la guerre et dénonce un racisme sévère. On les aime, oui, « mais ». « Mais, le mot clé de la spiritualité balkanique ». « Les Tsiganes, je les aime bien, mais ils sont quand même tous des voleurs ». Etc.
Reliées
Marie Thomas, la sensibilité incarnée, sait prendre en charge cette partition si difficile. En face, présence tapie, silencieuse, réfractaire, il y a Pauline Phélix. Le binôme est évident. Si Kate et Dorra font difficilement advenir un dialogue, les deux comédiennes, aussi vibrantes l’une que l’autre, montrent d’emblée, qu’à l’évidence, un fil les relie.
Sans autre décor que quelques modulables faisant office de sièges, elles donnent chair à cet improbable face à face avec une franchise sans détour. Efforts délicats de l’une pour susciter un mot, une réaction, attitude mutique de l’autre, lointaine, regard perdu : dès les premiers instants, elles sont là, habitant pleinement l’espace qui sera celui d’une vraie rencontre. Quelques bribes tentent l’amorce du dialogue. Par où commencer pour déjouer le silence et la prostration ? La douceur de Marie Thomas fait merveille. Elle évoque tout et rien, le jardin, le printemps. Elle guette. Nous aussi.
Les interprètes laissent éclater un évident talent clownesque, dans ce qui semble une irrésistible improvisation, allant crescendo au fur et à mesure que les bouteilles se vident. Le moment est jubilatoire. Des « Mais » en veux-tu en voilà, en chœur, à l’infini. Hilarantes, elles frôlent le bêlement. L’humour fera tout céder. « Pour ouvrir un charnier, il y a des techniques », annonce Kate, sans transition, au micro. Miser sur le rire, ici, est une judicieuse idée, tant il déverrouille.
« J’ai besoin de toi ». La phrase devrait nous alerter, naïfs que nous sommes. Une phrase qui parle de vie et de mort. Elle est urgence, espoir de réparation. En effet, Dorra porte l’enfant du viol et veut s’en débarrasser. Toutefois, ce qu’il reste de vie, c’est lui. De quoi transcender l’uppercut le plus dévastateur ! Un spectacle édifiant.
Florence Douroux
La femme comme champ de bataille, Cie des Perspectives
Le texte est édité chez Actes-Sud Papiers
De : Matéi Visniec
Mise en scène : Bruno Dairou
Avec : Joséphine Demay, Pauline Phélix et Marie Thomas
Durée : 1 h 10
Dès 14 ans
La Factory, Espace Roseau Teinturiers • 45, rue des Teinturiers • 84000 Avignon
Du 5 au 26 juillet 2025 (sauf les 8, 15 et 22), à 18 h 40
De 12 € à 22 €
Réservations : en ligne ou 04 90 25 96 05
Dans le cadre du Festival Off Avignon, 59e édition du 5 au 26 juillet 2025
Plus d’infos ici
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ « Du pain plein les poches », Matéi Visniec, par Michel Dieuaide
☛ « Moi, Le Mot », Matéi Visniec, par Céline Doukhan
☛ « Le Mot Progrès dans la bouche de ma mère sonnait terriblement faux », Matéi Visniec, par Juliette Rabat
Photos : © Philippe Hanula